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Les freins à la production locale et à l'accès aux traitements en Afrique
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Secteur Privé & Développement #28 - Le médicament en Afrique : répondre aux enjeux d'accessibilité et de qualité
L’accessibilité à des médicaments de qualité doit encore faire face à de nombreux défis sur le continent africain. Ce 28ème numéro de la revue Secteur Privé & Développement tente d’apporter des pistes de solution.
Les pays africains font face à un enjeu majeur d’accès aux traitements médicamenteux. Alors que le marché mondial est mature et prospère, le continent africain apparaît très en retrait, malgré des besoins importants et un fort potentiel de croissance. Permettre aux patients d’accéder aux traitements et améliorer l’insertion de l’Afrique sur le marché mondial du médicament suppose de relever les défis de la disponibilité et de la qualité des produits, ainsi que celui de l’accessibilité financière.
La production de médicament est inégalement répartie dans le monde. Ainsi, le continent africain n’en produit que 3 %, alors que 95 % des médicaments consommés en Afrique sont importés. Cependant, cette situation diffère considérablement selon les pays. L’Afrique du Sud et le Maroc – véritables « pharmerging »1 du continent – réussissent à couvrir 70 à 80 % de leurs besoins pharmaceutiques tandis que, dans certains pays d’Afrique centrale, 99 % des médicaments sont importés.
L’Afrique affiche pourtant un taux de croissance annuel moyen estimé de l’ordre de 10 % entre 2010 et 2020 ; le continent représente un marché extrêmement dynamique – le second après Asie-Pacifique. Bien que l’Afrique ne représente qu’une faible part des ventes pharmaceutiques mondiales, son fort potentiel de croissance a conduit, depuis quelques années, les big pharma (multinationales pharmaceutiques) et les génériqueurs asiatiques (voir encadré) à investir ce marché2 au côté des producteurs locaux. L’ensemble de ces acteurs intervient cependant sur un marché fragmenté par les spécificités historiques nationales.
La propriété intellectuelle des médicaments
Depuis les accords « Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce » (ADPIC) signés à l’OMC en 1994, les médicaments sont protégés mondialement par des droits de propriété intellectuelle. Fixant la durée de validité des brevets à 20 ans (éventuellement prolongés de cinq ans), ces accords consacrent la distinction entre les médicaments princeps, protégés par brevets et les médicaments génériques, libres de droit. Toutefois des exceptions (sous forme de licences obligatoires ou de licences volontaires) autorisent, sous certaines conditions juridiques restrictives, la production de copies de médicaments brevetés pour une distribution sur un marché local donné. Les déclarations de Doha (2001) puis de Cancun (2003) donnent plus de flexibilité à ce système, notamment en permettant aux pays bénéficiant de licences obligatoires d’exporter une partie de leur production vers des pays dont la capacité de production pharmaceutique est limitée ou inexistante. En dépit de ces avancées, certains pays africains ont émis des réserves et demandé des clarifications. Cette démarche a abouti en janvier 2017 à l’adoption d’un amendement décisif conférant la certitude juridique que des versions génériques de médicaments brevetés pourront être produites, spécifiquement en vue d’une telle exportation (Abecassis et Coutinet, 2017).
Faiblesse de la production africaine
L’Afrique du Sud, premier producteur africain, produit principalement pour son marché intérieur – qui est le plus important du continent avec 3,19 milliards de dollars de ventes en 2016 3. Le groupe sud-africain Aspen, dont le développement résulte d’un partenariat avec le groupe GSK, est le plus gros producteur du continent. Plus modeste, mais leader sur son marché, le groupe marocain Cooper Pharma met en œuvre une stratégie d’implantation d’usines de production en Côte d’Ivoire et au Rwanda pour pénétrer les marchés d’Afrique de l’Ouest et de l’Est (Logendra, Rosen et Rickwood, 2013). Le Maroc est le deuxième pays producteur du continent, avec 40 usines dont 10 % de la production est exportée. En dehors de l’Afrique du Sud et du Maroc, des unités de production sont actuellement en développement en Tanzanie, Kenya, Ouganda, Éthiopie, Ghana, Nigéria et Mozambique. Plus de 70 % de la production du continent est assurée par 10 pays 4, qui sont aussi ceux qui génèrent plus des deux tiers du PIB du continent. La majorité des producteurs est constituée de petites unités nationales. Les producteurs locaux des pays du Nord de l’Afrique et d’Afrique du Sud, produisent à la fois des molécules sous licences et leurs propres génériques, principalement pour leurs marchés et ceux des pays limitrophes. Cependant, faute de ressources suffisantes, les producteurs africains ne parviennent ni à développer des capacités de R&D en direction des pathologies négligées, ni à alimenter intégralement les marchés locaux en médicaments. Ils souffrent en effet d’une faible compétitivité : les contextes locaux ne permettent pas toujours de mettre en place les bonnes pratiques de fabrication (BPF 5) requises au niveau international afin de garantir une qualité suffisante et continue de la production. Par ailleurs, le morcellement des marchés pharmaceutiques – qui s’explique par la complexité et la désorganisation des cadres juridiques – freine la compétitivité des laboratoires africains face aux producteurs de génériques asiatiques.
Exigences sanitaires et droits de propriété intellectuelle : une production entravée
La réglementation sur les droits de propriété intellectuelle (DPI, voir encadré) a bouleversé les possibilités de production dans les pays en développement. Elle a eu comme conséquence délétère de leur interdire de continuer à produire légalement, pour leurs propres marchés, des copies de médicaments brevetés dans les pays du Nord.
Les principaux acteurs du marché pharmaceutique
La production pharmaceutique mondiale est dominée par des grandes firmes multinationales généralement occidentales, les big pharma (Pfizer, Novartis, etc.). Ces acteurs sont présents sur la totalité de la chaine de valeur (de la R&D à la fabrication du produit) et ils détiennent les principaux brevets sur les molécules innovantes. Viennent ensuite des firmes de taille moyenne, spécialisées sur une catégorie de produits ou sur une aire thérapeutique particulière – comme le groupe Boiron (homéopathie) et le groupe Amgen (médicaments biotechnologiques). L’arrivée des biotechnologies dans les années 1990 a donné naissance à des startups spécialisées dans les phases de R&D qui permettent aux big pharma d’externaliser les phases de R&D les plus complexes et risquées. Enfin, le développement des médicaments génériques, tant dans les pays du Nord que du Sud, a favorisé le déploiement au niveau mondial de génériqueurs tels que les indiens Cipla et Ranbaxy ou l’israélien Teva. Le recours croissant à l’externalisation de certaines étapes de production a par ailleurs permis l’émergence de nouveaux acteurs. Les fabricants des principes actifs, localisés principalement en Chine, produisent la substance chimique qui possède un effet thérapeutique. Les façonniers, implantés dans les pays développés, produisent des médicaments pour des tiers alors que les contract research organisations prennent en charge certaines activités pour le compte des firmes pharmaceutiques (réalisation de tests cliniques ou constitution des dossiers de demande d’autorisation de mise sur le marché, etc.).
Par ailleurs – et ce, dans tous les pays –, les nouvelles molécules nécessitent une « autorisation de mise sur le marché » (AMM), délivrée à la suite d’un processus strict d’études destiné à démontrer la qualité et la sécurité du médicament. Les producteurs, quant à eux, sont soumis à des processus de qualification incluant le respect de BPF. Cependant, peu de pays, en particulier en Afrique, sont dotés d’organismes fiables leur permettant de délivrer ces AMM et d’exercer un contrôle efficace des fabricants et des produits. C’est pour cette raison que, dans le cas particulier des maladies prioritaires et à la demande de certains organismes internationaux d’achat de médicaments, une pré-qualification accordée par l’OMS a été mise en place. Or, très peu de laboratoires africains obtiennent cette pré-qualification, ce qui conduit les organismes internationaux acheteurs de médicaments à se tourner vers des concurrents étrangers, principalement indiens. Dans de telles conditions, l’investissement international, notamment celui de la Banque mondiale qui n’y trouvait pas d’opportunités suffisamment viables, reste assez peu important. Pour permettre aux pays africains de surmonter ce handicap, des big pharma, l’OMS et des ONG telles que UNITAID proposent une assistance technique aux producteurs locaux afin d’atteindre les standards de BPF nécessaires à l’obtention d’une pré-qualification par l’OMS. En définitive, l’ensemble de ces réglementations (tant sur le DPI qu’en matière de sécurité sanitaire) conditionne fortement le degré d’accessibilité des médicaments.
Les défis de l’accessibilité aux traitements en Afrique
Bien que la production mondiale soit importante et diversifiée, elle est souvent mal adaptée à la réalité africaine. En effet, les traitements sont surtout développés pour les marchés occidentaux solvables et rentables. Peu de dépenses de R&D sont consacrées aux pathologies endémiques aux pays africains. En conséquence, l’Afrique souffre d’une carence en termes de disponibilité amont. Ainsi, selon OXFAM France, entre 1999 et 2004, seules trois nouvelles molécules innovantes ciblant des maladies qui affectent les pays tropicaux ont été mises sur le marché, sur un total de 163 médicaments.
Pour tous les médicaments, même ceux produits dans des conditions respectant les normes internationales, les difficultés de distribution peuvent fragiliser la disponibilité aval, au niveau local. En effet, le faible développement des infrastructures de transport, l’approvisionnement électrique, et le manque de contrôle impactent des éléments clés de la distribution tels que la chaine du froid, les conditions de stockage et le respect des dates de validité des produits. À cela s’ajoute le fractionnement des distributeurs et des grossistes, qui non seulement complique la distribution mais contribue aussi à augmenter le prix des produits (McCabe et alii, 2011). Ces conditions favorisent les médicaments de mauvaise qualité et les médicaments contrefaits : dans certains pays d’Afrique, ces derniers représentent plus de la moitié des médicaments en circulation. L’accessibilité financière ou « l’abordabilité » du médicament renvoie à la question de son prix. Au-delà du prix fixé par le producteur, les autorités publiques peuvent agir sur cette accessibilité, notamment à travers la possibilité de prendre à leur charge tout ou partie du prix. Elles peuvent le faire par le biais de subventions ou grâce à un système de protection sociale ; elles peuvent aussi agir sur les droits de douane, les taxes, les conditions d’importation, les demandes d’octroi de licences. Cependant, cette prise en charge se heurte à la faiblesse des ressources dont disposent beaucoup de pays africains. Dans nombre d’entre eux, les dépenses en médicaments absorbent jusqu’à 30 % du budget alloué à la santé. Malgré des évolutions rapides au cours des dernières années, peu de pays ont pu mettre en place un véritable système collectif de protection sociale de santé. Si les taux de couverture de l’assurance santé publique sont élevés au Rwanda (91 %), qui fait figure d’exception, ou au Maroc (62 %), ils restent faibles en général : 13,3 % en Mauritanie ou 3 % au Burkina Faso (Del Hierro et Lambert, 2016). En conséquence, dans beaucoup de pays africains, les ONG et les aides bilatérales jouent un rôle clé dans l’accès aux traitements. En regroupant les trois dimensions de l’accessibilité aux médicaments (disponibilité, qualité et accessibilité financière), on s’aperçoit qu’elle résulte des actions combinées de plusieurs types d’acteurs : les différents ministères (de la Santé, du Commerce, des Finances), les différentes structures de la chaîne du médicament (agence du médicament, centrale d’approvisionnement et de distribution, laboratoire de contrôle qualité, instance d’homologation), les différents bailleurs nationaux et internationaux, les centres de dispensation (sites de prise en charge, hôpitaux et laboratoires d’analyses biologiques), les personnels de santé, les associations de patients et les organisations de la société civile.
1 Combinaison des termes « pharma » et « emerging ».
2 Dans ce contexte de croissance, l’Afrique du Sud, le Nigéria, l’Éthiopie et l’Algérie sont des marchés particulièrement porteurs.
3 Le taux de croissance attendu entre 2016 et 2017 est de 16,8 %.
4 Algérie, Égypte, Côte d’Ivoire, Kenya, Libye, Maroc, Nigéria, Afrique du Sud, Soudan et Tunisie.
5 Les BPF définies par l’OMS portent sur tous les aspects du processus de fabrication de façon à « garantir que les produits sont fabriqués et contrôlés de façon uniforme et selon des normes de qualité adaptées à leur utilisation et spécifi
Références :
Logendra, R., Rosen, D. et Rickwood, S., 2013. Africa: A ripe opportunity: Understanding the pharmaceutical market opportunity and developing sustainable business models in Africa, White paper, IMS Health.
McCabe, A. Seiter, A. Diack, A.; Herbst, C. H.; Dutta, S. Saleh, K., 2011. Private sector pharmaceutical supply and distribution channels in Africa: a focus on Ghana, Malawi and Mali. Health, Nutrition and Population (HNP) discussion paper. Washington, DC: World Bank.
Del Hierro, E. et Lambert, A., 2016. « Quelle couverture du risque maladie en Afrique Subsaharienne », Secteur privé et développement (Proparco), n°25.
Abecassis, P. et Coutinet, N., 2017 (à paraître). Économie du médicament, Paris, La Découverte, coll. Repères.