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Un partage équilibré des rôles entre public et privé, secret d'une concession réussie
Publié le
Pierre Pozzo di Borgo analyse et la gestion de projets de transport Banque mondiale

Secteur Privé & Développement #9 - Quel rôle du secteur privé dans le développement du rail africain ?
“Sans le chemin de fer, le Congo ne vaut pas un penny”, déclarait le célèbre explorateur Henry Morton Stanley à la fin du XIXe siècle. Cette citation, plus d’un siècle après, résonne avec l’Afrique d’aujourd’hui. Le continent connaît depuis une décennie une croissance soutenue, dans laquelle le rail a plus que jamais sa place. Moins cher que le transport routier, il présente aussi une plus grande longévité et un meilleur bilan carbone. Il est indispensable à l’acheminement des richesses du sous-sol africain et des produits agricoles. Indispensable aussi au désenclavement des pays non côtiers.
En matière de capacité de transport, de coût, de longévité et de sûreté, le rail est préférable à la route. Mais les concessions n'ont pas favorisé autant que prévu l'investissement privé et n'ont pas assez amélioré le service aux voyageurs. Grâce à l'expérience de la Banque mondiale, un nouveau modèle de concession a été établi, répartissant les responsabilités des investissements de façon plus équilibrée. Le soutien des projets sur une longue durée semble, de plus, essentiel.
Depuis 1996, l'AID a versé à elle seule plus de 773 millions de dollars aux États sous forme d'assistance technique, dans le cadre de plans de réductions d'effectifs2, de réhabilitation et d'entretien des infrastructures ferroviaires et du matériel roulant. De plus, l'AID étudie les possibilités d'aide financière qu'elle pourrait apporter à la restructuration des concessions ferroviaires d'Afrique occidentale (Sitarail et Transrail) et aux projets de mise en concession concernant la Nigeria Rail Corporation (NRC) et le Chemin de fer Congo-Océan (CFCO).
Les raisons de soutenir les réseaux ferroviaires africains
Les économies africaines doivent pouvoir compter sur des chemins de fer performants et fiables. Outre les lignes dédiées aux minerais, qui offrent un moyen sûr et économique de transporter sur de longues distances d'importants volumes de marchandises destinées à l'exportation, le transport ferroviaire de voyageurs et de marchandises joue également un rôle clé dans la croissance économique, a fortiori dans les pays enclavés d'Afrique, particulièrement vulnérables aux coûts de transport. L'exemple de Sitarail montre les impacts positifs que peut avoir un réseau ferroviaire bien géré sur l'économie d'un pays enclavé. On estime en effet que la liaison compétitive qu'elle assure entre le Burkina Faso et le principal port d'Afrique occidentale, Abidjan, est à l'origine d'économies directes sur les importations de carburant et le transport routier de 280 millions de dollars pour la période 2008-2017 (Banque mondiale, 2009a). Cette économie bénéficierait essentiellement au Burkina Faso3. En effet, 96 % de ce montant lui reviendrait ; 81 % de cette somme proviennent des gains sur les coûts de transport et contribuent directement à la compétitivité de son commerce extérieur (Figure 2).
Selon la Banque mondiale (2009b ; 2010b), la capacité de transport plus élevée par dollar investi est un des principaux avantages compétitifs du rail ; en effet, le coût par kilomètre de voie réhabilitée est inférieur de 50 % à celui d'une route à deux voies. Par ailleurs, le rail a aussi une meilleure longévité : les routes doivent être entièrement refaites tous les sept à dix ans, contre 15 à 20 ans pour les voies ferrées. Sa consommation d'énergie et son empreinte carbone par tonne transportée sont aussi inférieures à celles de la route, le gain pouvant atteindre respectivement 75 % et 85 %. L'aide apportée par la Banque mondiale aux réseaux ferrés est souvent justifiée, d'un point de vue économique. Pour que cet impact soit maximal, l'aide apportée doit s'inscrire dans le cadre d'un partenariat public-privé bien structuré. Hélas, en raison de règles de gouvernance médiocres et de compétences de gestion insuffisantes, de nombreux réseaux ferroviaires publics en Afrique subsaharienne n'ont pu bénéficier de l'aide de l'AID.
Concessions ferroviaires : un bilan contrasté
Les performances des concessions ferroviaires sont contrastées. D'un côté, elles ont permis une productivité accrue du personnel et des actifs, des gains de parts de marché pour les services de fret, une diminution globale des subventions publiques et une meilleure viabilité financière. De l'autre, elles n'ont pas apporté le niveau d'investissement privé initialement envisagé ni les améliorations qualitatives attendues des services aux voyageurs. De plus, l'espoir de voir les concessions financièrement viables à long terme sans le financement des pouvoirs publics ne s'est pas concrétisé. L'AID a néanmoins continué à soutenir les nouvelles concessions et celles existantes – en modifiant, il est vrai, son cadre d'intervention. En effet, les consultants, sollicités pour les opérations, aussi bien que les pouvoirs publics ont surestimé les marchés de transport de marchandises. Le plus souvent, les gains de trafic ont été très inférieurs aux estimations, car la concurrence du transport routier a été nettement plus vive que prévue4. La plupart des États n'ont pas compris qu'il fallait donner au rail les moyens de concurrencer la route à armes égales, quand ils n'ont pas été dissuadés de le faire par un contexte politique favorable au transport routier. Si les États africains ont mis les coûts d'entretien et de réhabilitation des réseaux ferrés à la charge des concessionnaires, ils n'ont en revanche pas modifié la réglementation et la fiscalité applicables aux usagers de la route – qui n'assument ainsi qu'une fraction du coût d'entretien du réseau routier. En outre, le montant des investissements nécessaires a été sous-estimé. Les projets de réhabilitation de l'infrastructure ferroviaire se sont généralement concentrés sur les cinq premières années de la concession sans tenir compte des besoins à long terme, lesquels se sont avérés très supérieurs aux prévisions. Lors des appels d'offres, les pouvoirs publics et les exploitants privés ont minimisé le mauvais état de l'infrastructure. Les concessions ont été par ailleurs insuffisamment capitalisées, en partie pour abaisser le risque perçu par les investisseurs privés. De nombreuses concessions se sont vite trouvées de fait à court de liquidités car les flux de trésorerie n'ont pas été aussi positifs que prévu, et la charge de la dette à long terme (due à la rétrocession des fonds des donateurs) s'est révélée trop lourde. Enfin, les attentes concernant les services aux voyageurs étaient irréalistes, ce qui a créé de nombreux malentendus entre pouvoirs publics, concessionnaires et usagers. Depuis 1996, aucun des services aux voyageurs gérés par des exploitants privés n'est financièrement viable. Ils sont tous subventionnés, que ce soit indirectement par les activités de fret, soit directement par le trésor public. Si le principe de subvention ne pose pas de problème en soi, le coût et le risque politiques associés à des montages mal conçus ne doivent pas être sous-estimés. A l'image des conséquences financières pour Camrail du non-paiement des subventions prévues pour les services aux voyageurs par l'État du Cameroun entre 1999 et 2008 et pour Transrail des arriérés de services aux voyageurs au Sénégal et au Mali jusqu'à fin 2010. Les services aux voyageurs ne représentent que 5 à 10 % du chiffre d'affaires total d'une compagnie, mais ils sont à l'origine de la majeure partie des tensions entre les pouvoirs publics et les concessionnaires. Les marchés desservis par les concessions ferroviaires en Afrique subsaharienne sont trop étroits pour permettre aux sociétés de financer l'infrastructure et le matériel roulant. La plupart des concessions réalisent tout juste 35 millions de dollars de chiffre d'affaires annuel en moyenne (Figure 3), alors que chacun de ces réseaux a besoin d'investissements de réhabilitation massifs dans les dix ans à venir (par exemple, plus de 200 millions de dollars pour Camrail et Transrail selon leurs concessionnaires respectifs). La plupart des donateurs et des décideurs politiques savent maintenant que les activités ferroviaires ont besoin en continu de leur soutien financier, si l'on veut qu'ils aient un impact positif pour les États.
Des services ferroviaires restructurés et bien organisés ont un impact positif sur les économies nationales, mais en dehors du transport de minerais, la viabilité de nouvelles lignes reste incertaine en Afrique. Ces projets sont coûteux – au moins 2 millions de dollars par kilomètre de voie nouvelle (CIMA International, 2008), leurs délais de réalisation très longs, les mises de fonds initiales sont importantes et n'offrent pas de retour sur investissement pendant des années. Ils intéressent donc peu le secteur privé ; leur financement relève de fait de la compétence des États. D'autre part, leurs rendements tendent à être surestimés par des projections de volumes trop optimistes, conçues pour compenser la taille limitée des marchés à desservir. Ces projections parient habituellement sur un transfert de trafic de la route au rail, sans tenir compte de la capacité concurrentielle des transporteurs routiers (dont les concessions ferroviaires font l'expérience depuis 13 ans) et du poids de leurs lobbies, solidement implantés et bien financés. De ce fait, en dehors du secteur minier, la plupart des projets de nouvelles lignes examinées par l'AID ne remplissent pas les critères économiques et financiers donnant droit à un financement. Il en va de même pour les projets d'élargissement des voies métriques (passage d'un écartement d'un mètre à 1,435 mètre), car moins de 30 % de la capacité de ces voies est utilisée actuellement. Quoi qu'il en soit, la Banque mondiale continue à étudier tous les nouveaux projets, ne serait-ce que pour transmettre son expérience à ses clients et réduire les risques qu'ils représentent pour les finances publiques.
Améliorer la performance des concessions
Avec l'appui de la Banque mondiale, les contrats de concession au Cameroun et à Madagascar ont été restructurés en mettant à profit l'expérience acquise depuis 1996. Cette restructuration s'est appuyée sur les principes suivants : l'entretien et le renouvellement du matériel roulant, ainsi que l'entretien des voies, sont à la charge des exploitants. L'État accepte de financer le renouvellement des voies contre un partage des bénéfices. Il assure aussi le financement de l'infrastructure, en partie grâce à une « redevance de renouvellement des infrastructures » qui représente 1 à 4 % du chiffre d'affaires annuel versée par le concessionnaire sur un compte sécurisé et géré pour l'État. Par ailleurs, le montant estimé des coûts d'infrastructure sur une période de 15 ans au moins doit être indiqué d'entrée de jeu dans les contrats de concession – les engagements de l'État (après redevance de renouvellement d'infrastructure, partage des bénéfices et autres redevances de concession) étant ainsi précisés. En outre, des politiques de concurrence intermodale doivent être élaborées afin de rééquilibrer la concurrence route-rail (obligation de respecter les limites de charge par essieu pour les camions dans les corridors concurrents, mise en place de péages routiers, etc.) ; il faut enfin une comptabilisation séparée des services aux voyageurs pour refléter les obligations financières de l'État à ce titre. Cette approche pourrait garantir le succès des chemins de fer subsahariens, mais la réussite des concessions dépendra surtout des perspectives financières offertes par l'État aux opérateurs privés. Les fondamentaux financiers qui ont attiré les investisseurs privés vers le secteur du rail ne devraient pas changer à brève échéance. Le modèle de restructuration, élaboré en 2005 avec l'assistance de l'AID, a jeté les bases des futures interventions de la Banque mondiale dans le secteur du rail. Il propose en effet des solutions qui ont fait leurs preuves aux problèmes structurels rencontrés par les concessions ferroviaires de transport de voyageurs et de marchandises. Mais si judicieuses soient-elles, ces solutions ne peuvent pas compenser le manque d'opérateurs privés compétents dotés d'une vision industrielle pour les réseaux ferrés africains et désireux d'y investir à long terme, ni résoudre les problèmes de gouvernance publique. L'AID doit soutenir une vision à long terme et équilibrée de l'avenir du rail en Afrique subsaharienne, permettant de prendre en compte à la fois les attentes économiques et les contraintes de services d'intérêt général. Comme les prêts de l'AID ne sont pas les instruments les mieux adaptés à une aide financière à long terme - les projets qu'elle soutient ont généralement un horizon de cinq à sept ans -, la possibilité de lui substituer la SFI, la Banque européenne d'investissement, des institutions financières de développement ou les structures de financement privé des institutions bilatérales ou multilatérales – avec des prises de participation modestes – est à explorer. La concession ferroviaire Kenya-Ouganda en est l'exemple même : la SFI agit dans ce contexte à la fois en qualité d'actionnaire minoritaire et en tant que bailleur de fonds. En outre, l'AID peut aider les États à mettre en place des réformes institutionnelles favorables à l'intervention d'opérateurs privés en matière d'investissements. Ces réformes permettraient de tirer le meilleur parti des investissements bilatéraux venant de Chine ou d'Inde et devraient garantir l'application des approches les plus avantageuses.
1 Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement celles du groupe de la Banque mondiale.
2 La Banque mondiale a alloué par exemple 45 millions de dollars pour la prise en charge des droits à la retraite de 4 500 salariés de la Société nationale des chemins de fer en République démocratique du Congo.
3 Dans le cadre d'un chemin de fer binational relié à un port maritime, c'est le pays non côtier qui profite le plus de l'infrastructure, car ses marchandises parcourent les distances les plus longues. Avant 2002, la Côte d'Ivoire bénéficiait de 25 % des économies ; depuis, Sitarail a perdu son monopole sur le transport des hydrocarbures, qui représentait 75 % du trafic national de marchandises.
4 Dans le cas de Kenya Railway Corporation par exemple, le contrat de concession prévoyait quatre millions de tonnes de trafic entre Mombasa et Nairobi. En réalité, le trafic a été porté de 2,2 millions de tonnes à 2,5 millions depuis la mise en concession.
RÉFÉRENCES :
Banque mondiale, 2009a. Economic Impact of Railways Systems in Sub-Saharan Africa: Estimation Model for the Projection of the Overall Economic Impact on African Economies, Africa Technical Transport Unit, document de travail.
Banque mondiale, 2009b. Empirical Observations from Biding Documents, document de travail.
Banque mondiale, 2010a. World Data Bank, base de données.
Banque mondiale, 2010b. Off Track: Sub-Saharan African Railways, Africa Infrastructure Country Diagnostic, document d'information n°17.
CIMA International, 2008. Étude de faisabilité des interconnections des réseaux ferroviaires des pays membres de la CEDEAO, document de travail.
Pozzo di Borgo, P., 2010. Railways Concession in Sub Saharan Africa. Lessons Learned, Extract from Presentation to East Africa Community, Dar Es Salam, Tanzanie, mars.