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Un bilan contrasté de la participation privée dans les chemins de fers africains

Publié le

Olivier Ratheaux Chef de projet référent Agence française de développement (AFD)

Secteur Privé & Développement

Secteur Privé & Développement #9 - Quel rôle du secteur privé dans le développement du rail africain ?

“Sans le chemin de fer, le Congo ne vaut pas un penny”, déclarait le célèbre explorateur Henry Morton Stanley à la fin du XIXe siècle. Cette citation, plus d’un siècle après, résonne avec l’Afrique d’aujourd’hui. Le continent connaît depuis une décennie une croissance soutenue, dans laquelle le rail a plus que jamais sa place. Moins cher que le transport routier, il présente aussi une plus grande longévité et un meilleur bilan carbone. Il est indispensable à l’acheminement des richesses du sous-sol africain et des produits agricoles. Indispensable aussi au désenclavement des pays non côtiers.

Concurrencés par la route, les chemins de fer africains doivent se moderniser. Leur diversité impose des réformes au cas par cas ; la participation privée prend elle aussi de multiples formes : sous-traitance, mandat de gestion, affermage, concession. L'organisation intégrée avec accès de tiers opérateurs reste une solution adéquate en Afrique. En outre, les investisseurs privés sont rarement des compagnies ferroviaires, ou des acteurs locaux ; il s'agit souvent de grands clients. Des financements publics demeurent nécessaires pour les infrastructures des chemins de fer à faible densité de trafic.

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En Afrique, des concessions privées sont à l'origine des premières lignes de chemin de fer. Les nationalisations du XXe siècle, outre leurs raisons idéologiques, répondaient à la baisse de rentabilité financière de lignes jadis en monopole, confrontées à une concurrence croissante avec l'amélioration des routes et la hausse de productivité des véhicules en termes de puissance et de charge marchande. Le chemin de fer a dû passer d'une situation de monopole à une concurrence intermodale et se recentrer sur les marchés où il garde un avantage comparatif1. Ces dernières décennies, plusieurs États ont de nouveau fait appel à des sociétés privées pour les accompagner dans cette transformation, particulièrement en Amérique latine et en Afrique subsaharienne. Tirer les leçons de ces expériences permet de comprendre le potentiel et les limites de tels partenariats. En Afrique, le transport ferroviaire n'offre généralement pas d'avantage comparatif par rapport au transport routier pour les voyageurs. En revanche, il peut être important pour des marchandises transportées sur plusieurs centaines de kilomètres. L'économie sur le trajet principal compense les surcoûts des installations et des manutentions terminales2. C'est le cas des pondéreux, peu sensibles aux délais (ciment, engrais, céréales, etc.), des produits pétroliers, des marchandises en conteneurs, surtout si le transport s'effectue en trains-blocs3. L'avantage environnemental, qui tient à l'efficacité énergétique, est réel mais généralement faible. Peu valorisé par le marché, il ne suffit pas à justifier des investissements de transfert modal. La traction électrique fait exception quand la densité du trafic (rapport des tonnes-kilomètres à la longueur du réseau) permet d'amortir ses coûts d'installation et que la production d'électricité génère peu de gaz à effet de serre. Or, dans les rares pays africains où cette densité est forte – Afrique du Sud, Égypte, Maroc – la seconde condition n'est pas satisfaite.

 

La diversité des chemins de fer africains

Les exploitations diffèrent fortement par la taille des réseaux, le trafic, la gestion. Il n'y a rien de commun, par exemple, entre les chemins de fer de fret sud-africains – à haute intensité de trafic, à bonne gestion publique, dégageant des profits sans subvention de l'État – et de petites lignes d'Afrique subsaharienne, peu utilisées, insuffisamment modernisées et mal gérées. Cette diversité appelle une approche au cas par cas. Pour des lignes à faible densité de trafic rendant difficile, du fait de forts coûts fixes, la viabilisation de l'activité, seuls les projets d'amélioration des immobilisations existantes sont financièrement rentables. L'investissement dans une ligne nouvelle ne peut pas, dans ce cas, être à la charge de l'exploitant ; les priorités d'investissement sont alors la remise en état de la voie pour sécuriser les circulations des trains de marchandises, la modernisation et parfois l'accroissement de capacité du parc de matériel roulant. Dans quelques cas, la reconquête du marché nécessiterait des investissements de modernisation trop élevés pour être justifiés économiquement et financièrement supportables. Le mieux est alors de fermer la ligne. Les transports minéraliers sont un cas particulier. La forte densité de trafic d'un chemin de fer minéralier permet normalement d'amortir l'investissement de création. Un investissement privé peut donc couvrir les coûts liés à la mine, à l'usine d'enrichissement, au chemin de fer dédié et au terminal portuaire pour l'exportation. L'entreprise minière cherche en effet à contrôler l'affectation de la rente minière, de l'extraction au destinataire final.

 

Ce que les clients et l'État attendent de la participation privée

Les détenteurs de fret accordent la plus grande importance à la capacité de l'entreprise ferroviaire à fournir à temps un service fiable, sûr et attentif à leurs demandes. La performance de l'exploitant ferroviaire privé en Afrique subsaharienne est perçue par ces clients comme meilleure que celle de l'entreprise publique : une approche plus commerciale s'ajoute à une forte hausse de la productivité (en particulier celle du personnel et du matériel roulant). Les États africains cherchent par la privatisation d'exploitation à se dégager totalement du financement des investissements et du fonctionnement. Cet objectif n'est pas réaliste pour des chemins de fer africains à faible densité de trafic ; le financement public des investissements d'infrastructure reste nécessaire. La privatisation d'exploitation permet néanmoins une inversion des flux financiers entre l'État et l'exploitant : les redevances de concession ou d'affermage et les impôts et taxes versés l'emportent désormais sur les subventions. L'État devrait attendre de la privatisation d'exploitation une amélioration de la gestion, un accroissement de la professionnalisation et une normalisation des relations avec l'exploitant – plutôt qu'un apport de capitaux privés qui restera limité par les risques et une rentabilité moyenne.

 

Les formes de la participation privée

Comme pour d'autres infrastructures, la participation privée dans les chemins de fer prend principalement la forme de la soustraitance, du mandat de gestion, de l'affermage et de la concession. La sous-traitance est une option intéressante pour des entreprises publiques ferroviaires habituées à tout entretenir en régie directe. Délicate sur de petits marchés ne laissant place qu'à un soustraitant et un seul donneur d'ordre (encore que travailler sur une base régionale élargisse le marché), elle est une opportunité pour de petites et moyennes entreprises nationales, souvent formées d'anciens  cheminots. Dans un autre registre, Sitarail, qui gère la ligne Côte d'Ivoire-Burkina Faso, sous-traite la commercialisation des trains voyageurs à un opérateur privé national4. Le mandat de gestion a été testé dans des chemins de fer africains. Les résultats sont mitigés, surtout s'il s'agit de simple mise à disposition de personnel, sans intéressement à la performance. Dans des environnements très instables, toutefois, la formule peut être la seule réaliste, comme en République démocratique du Congo. L'usage veut que les contrats soient courts, typiquement cinq ans ; cette durée est souvent insuffisante pour mettre en oeuvre des réformes et des programmes d'investissement conséquents. La pérennité d'un mandataire efficace faciliterait l'accès de l'entreprise publique aux financements longs. Dans l'affermage, le fermier exploite des investissements financés par l'autorité publique, contre redevance, alors que dans la concession, tous les investissements sont à la charge de l'exploitant. L'affermage pur ou l'affermage concessif sont en général préférables : la responsabilité des investissements est partagée entre l'autorité publique et l'exploitant. Leur logique est similaire à celle du transport routier, où l'investissement dans l'infrastructure est public et son entretien supporté par l'utilisateur (par le biais de redevances sur le carburant), tandis que l'investissement et l'exploitation du matériel roulant sont privés. Sitarail fonctionne sur ce schéma, retenu aussi pour les chemins de fer camerounais en 2008, après une période en concession intégrale qui s'est avérée peu soutenable à terme. La concession reste envisageable pour des lignes à très fort trafic5.

 

Les motivations des exploitants privés

En Afrique, l'implication d'exploitants du rail privés est rare ; citons le montage initial de la concession de Nacala au Mozambique, avec l'américain Railroad Development Corporation ; ou, plus récemment, l'implication du brésilien América Latina Logística sur le chemin de fer Kenya-Ouganda. Les exploitants ferroviaires privés d'Amérique du Nord se sont plutôt intéressés aux concessions d'Amérique latine ; les chemins de fer européens, eux, restent relativement fermés au secteur privé hormis au Royaume- Uni. L'implication d'exploitants ferroviaires d'autres continents a pris la forme limitée d'assistance technique, par sociétés d'ingénierie interposées. Il faut noter toutefois le cas de Rail India Technical and Economic Services, filiale des chemins de fer indiens, qui est actionnaire de concessions en Tanzanie et au Mozambique. L'actionnariat de grands clients du chemin de fer s'est avéré plus prometteur, qu'il s'agisse d'entreprises de logistique (Bolloré) ou de transporteurs maritimes (Maersk). Ils trouvent leur intérêt à fournir un service de bout en bout sur la chaîne de transport internationale, pour contrôler la formation des rentes et accroître leurs parts de marché. Cela explique la fréquence de rémunérations de type “prix de transfert” (commission de gestion, ristournes) plus que la distribution de dividendes. Hormis la sous-traitance et les concessions ferroviaires zambienne et kenyane, la participation de nationaux est encore faible. Le succès de la privatisation n'est pas assuré. Les premiers actionnaires de référence des concessions Dakar-Bamako et Kenya- Ouganda ont été défaillants sur tous les plans : financement, gestion. La mise en concession du chemin de fer Djibouti-Éthiopie a échoué à cause du manque de coopération des États concédants, de l'inadéquation du montage, de faiblesses des candidats à la reprise.

 

Les risques encourus

Le risque macroéconomique tient à la prévalence de coûts fixes dans les charges ferroviaires, donc au manque de flexibilité en cas de retournement de conjoncture, et au libellé des recettes en monnaie locale6. Le risque politique est lié à l'exploitation d'infrastructures à longue durée de vie. En préparant en 1994 l'affermage de Sitarail, nul ne prévoyait l'arrêt total de l'exploitation pendant neuf mois en 2002 à cause d'une guerre civile en Côte d'Ivoire. Le risque régulatoire qui caractérise les relations entre l'État et l'exploitant peut être limité si les prix de transport sont libres. Les concessions binationales (Dakar-Bamako, Côte d'Ivoire-Burkina Faso, Kenya-Ouganda, Mozambique-Malawi) permettent de rationaliser l'exploitation et autorisent des économies d'échelle, mais au prix d'une multiplication des coûts de transaction pour mettre en oeuvre un régime fiscal et douanier commun, des régimes des personnels harmonisés, etc. Les projets de reprise de chemins de fer existants comportent, quant à eux, un risque technique, découlant du peu de visibilité sur l'état réel des actifs transférés.

 

La politique sectorielle et la participation privée

Le rôle de l'État est d'organiser le secteur, d'orienter (voire de financer) les investissements d'infrastructure, de veiller à la sécurité de l'exploitation ferroviaire, de prévenir le risque d'abus de position dominante, d'harmoniser les termes de la concurrence rail-route et d'atténuer les risques qui relèvent de sa compétence : politique, macroéconomique, régulatoire. Les modèles organisationnels du secteur ferroviaire sont l'entreprise intégrée, en monopole intra-modal ou en concurrence avec d'autres entreprises ferroviaires sur des itinéraires voisins, avec ou sans accès de tiers opérateurs au réseau (États-Unis) ; la séparation de l'infrastructure et de l'exploitation (Europe occidentale) ; la séparation complète des fonctions (Royaume-Uni). Compte tenu de niveaux de trafic et de tailles d'entreprise généralement faibles et de coûts de coordination élevés en cas de séparation de fonctions, l'organisation intégrée avec accès de tiers opérateurs reste préférable en Afrique. L'harmonisation des conditions de concurrence est imparfaite entre le transport routier, qui relève largement de l'artisanat, et le chemin de fer qui appartient au secteur formel. Hormis le transport minéralier (intégré à la filière “mine-exportation”), l'État peut transposer au secteur ferroviaire le modèle routier où l'investissement dans l'infrastructure est financé par l'impôt, l'entretien imputé à l'usager (généralement à travers un fonds d'entretien routier) et l'exploitation privée et commerciale. Enfin, l'État devrait éviter les biais favorisant le transport routier, par exemple dans les structures.

 

1 Un avantage comparatif s'apprécie en termes de prix et de qualité du service : fiabilité, sécurité, traçabilité de la marchandise ; rapidité, ponctualité, fréquence, sécurité, confort pour le transport de passagers.

2 Pour le transport minéralier en masse, la condition de distance ne joue pas.

3 Trains complets effectuant des rotations de point à point sans remaniement de la rame.

4 Voir à ce sujet, l'article d'Édouard de Vergeron dans ce numéro de Secteur Privé & Développement.

5 Pour fixer les idées, plusieurs millions de t/an sur une ligne d'un millier de km.

6 Toutefois, un trafic tourné vers l'importation donnera une marge de manoeuvre au transporteur en cas de dévaluation.