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Renforcer les chaînes de valeur en Afrique : les conditions d’une contractualisation durable
Publié le
Jean-Christophe Debar Directeur Fondation Farm


Secteur Privé & Développement #31 - L'agro-industrie, un levier pour le développement. À quelles conditions ?
Ce numéro de Secteur Privé & Développement s’attache à démontrer que l’agro-industrie, si elle évoque parfois « des externalités négatives affectant l’environnement et les petits producteurs », peut constituer un formidable levier pour le développement.
En Afrique, continent souffrant encore d’extrême pauvreté et de sous-alimentation, le secteur agro-alimentaire doit relever de nombreux défis. L’agriculture contractuelle peut améliorer l’efficacité des chaînes de valeur en renforçant la coordination entre les acteurs, mais plusieurs conditions doivent être réunies pour qu’elle contribue à un développement durable.
Les pays situés au sud du Sahara doivent relever d’immenses défis : éradiquer l’extrême pauvreté, qui touche encore 40 % des habitants ; nourrir une population qui va doubler en vingt-cinq ans, alors que près d’un quart souffre d’insécurité alimentaire et que le changement climatique menace les rendements ; fournir des emplois aux millions de jeunes qui arrivent sur le marché du travail. Les filières agroalimentaires peuvent contribuer de manière décisive à relever ces défis et atteindre ainsi les objectifs de développement durable (ODD) fixés par l’Organisation des Nations unies. En effet, les Africains les plus pauvres vivent majoritairement en milieu rural et dépendent directement ou indirectement de l’agriculture. Il existe un fort potentiel d’augmentation de la productivité agricole, qui est très inférieure à celle observée dans les autres régions. Enfin, les industries et services d’amont et d’aval de l’agriculture constituent des gisements d’emplois encore largement sous-exploités.
D’énormes opportunités
Dans ce contexte, l’agriculture contractuelle, qui vise à améliorer la coordination entre les acteurs des filières, offre d’énormes opportunités. Elle peut renforcer l’efficacité des chaînes de valeur en réduisant les coûts de transaction, en assurant un meilleur équilibre offre-demande des marchés agricoles (en quantité, qualité et régularité des flux), en diminuant les pertes post-récolte et en améliorant la sécurité sanitaire des aliments. Ses modalités sont très diverses.
La contractualisation est un mode de coordination du marché, intermédiaire entre les transactions au comptant (spot) et l’intégration verticale des acteurs des filières. En s’inspirant de la définition proposée par Rehber en 2007, le contrat est un accord écrit ou oral non cessible entre des exploitations agricoles et d’autres entreprises, stipulant une ou plusieurs conditions de production et/ou de commercialisation d’un produit agricole. Selon cette définition, la contractualisation n’implique pas forcément la fixation d’un prix. On distingue classiquement les contrats de commercialisation et les contrats de production. Les contrats de commercialisation portent sur la quantité, la qualité, la date de livraison et éventuellement le prix de la production. Les contrats de production impliquent la fourniture, par l’acheteur, d’intrants (semences, engrais…) et éventuellement de services (assistance technique, assurance, etc.) ; la production appartient à l’entreprise et l’agriculteur touche une rémunération forfaitaire, augmentée de primes de qualité. Dans la pratique, les formes des contrats sont très diverses et présentent des caractères hybrides entre ces deux types.
Les contrats facilitent l’accès des agriculteurs aux intrants (généralement remboursés en nature), à la mécanisation et au crédit, ainsi que leur connexion au marché, palliant de la sorte les déficiences structurelles des économies africaines. Ils permettent aux entreprises de sécuriser leurs approvisionnements pour mieux répondre à la demande urbaine en forte expansion. La contractualisation favorise ainsi – grâce, également, à la meilleure gestion du risque de prix qu’elle induit au sein des filières - une hausse des revenus, des investissements, de la compétitivité et de l’emploi. Les acteurs, plus interdépendants, sont incités à sortir de l’économie informelle et à se bancariser. Ces avantages sont considérables, mais il faut distinguer la théorie et la pratique. La réalité est en effet plus nuancée.
Les limites des contrats
Malgré ses atouts, la contractualisation est encore peu répandue en Afrique, sauf pour les produits traditionnellement exportés (coton, café, cacao, etc.). Elle peine à pénétrer le marché intérieur (à peine 10 % de la production de riz dans la vallée du fleuve Sénégal) et soulève plusieurs interrogations. D’une part, même si la littérature économique la crédite, en moyenne, d’une hausse significative des revenus agricoles, cet effet n’est pas toujours observé. Une étude récente, au Ghana, montre que les maïsiculteurs sous contrat n’arrivent pas à compenser la hausse des coûts de production due à une utilisation accrue d’intrants. En somme, les avantages de la contractualisation varient beaucoup selon les productions et en fonction des contextes . D’autre part, l’agriculture contractuelle est porteuse de risques. Les plus petits producteurs peuvent en être exclus, à cause des surcoûts de transaction qu’ils génèrent pour les entreprises. Celles-ci disposent en outre d’un plus fort pouvoir de marché et sont souvent en mesure d’imposer aux agriculteurs des conditions d’achat peu favorables. Enfin, la contractualisation est susceptible de favoriser des modes de production non durables, si les acheteurs définissent un cahier des charges potentiellement nuisible à la fertilité du sol, la santé humaine et l’environnement, ou s’ils ne contrôlent pas l’utilisation adéquate des intrants par les producteurs. A contrario, la production sous contrat peut conduire les agriculteurs à améliorer leurs pratiques, si les entreprises valorisent celles-ci auprès des consommateurs sensibles à ces questions ou si des normes plus strictes les y obligent. La question se pose donc des conditions de réussite de l’agriculture contractuelle. Un rapport récent de la fondation FARM sur ce sujet souligne la nécessité de créer la confiance entre agriculteurs et entreprises, ce qui implique que les parties prenantes entretiennent une communication active. Mais cela ne suffit pas. D’autres voies, décrites ci-après, doivent être explorées.
Enrichir le contrat par des services
Une condition préalable est bien sûr le respect des termes du contrat : des entreprises envers les producteurs – fourniture, le cas échéant, d’intrants de qualité au temps opportun, paiement exact et rapide des agriculteurs…– et vice-versa. Lorsque les prix de marché augmentent et dépassent le niveau fixé par avance, il est fréquent que les producteurs choisissent de vendre à un autre acheteur. L’entreprise peut porter l’affaire en justice, mais outre que le jugement sera probablement long et coûteux, cela ne constitue pas une solution optimale. Pour fidéliser les agriculteurs, il est préférable soit de leur verser une prime, soit de mettre à leur disposition toute une palette de services (intrants, conseil technique, assurance climatique, etc.), couplés au contrat. Ces options ont bien sûr un coût et ne sont pas accessibles à toutes les entreprises.
Créer et partager la valeur
Les mécanismes de certification (de la qualité, des modes de production, de la rémunération « équitable » des producteurs, etc.) sont un moyen privilégié de créer et de partager la valeur au sein des filières. Ils permettent aux agriculteurs d’être mieux payés et d’accéder à des marchés à plus forte valeur ajoutée, tandis qu’ils garantissent aux consommateurs le respect de normes sociales et environnementales plus exigeantes. Par ailleurs, l’implication d’organisations de producteurs compétentes et capables d’exercer un pouvoir de marché est susceptible d’améliorer les termes du contrat en leur faveur, ne serait-ce que parce qu’en agrégeant les productions et en devenant l’interlocuteur unique des acheteurs, elles rendent un réel service aux entreprises.
Privilégier la flexibilité
La plupart des agriculteurs et des entreprises souhaitent garder une marge de manœuvre dans leurs stratégies de vente et d’approvisionnement, en raison notamment de la volatilité des prix agricoles. Ils conjuguent donc généralement transactions sur le marché spot et contractualisation. Dans la même optique, certains contrats excluent délibérément la fixation d’un prix. Ainsi, Tolaro Global, au Bénin, exige seulement des producteurs de noix de cajou qu’ils lui fassent leur première offre. La flexibilité des contrats permet également de mieux partager la valeur avec les agriculteurs, donc de les fidéliser, en leur offrant des compléments de prix en cas de hausse des cours. Dans ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, les solutions numériques, tel le service N’kalô Partage proposé par Nitidae, sont très utiles.
Le rôle des politiques publiques
Les Etats et les bailleurs ont un rôle crucial à jouer pour permettre à la contractualisation de se déployer et d’être plus efficace et inclusive. En premier lieu, les agriculteurs dépendront d’autant moins des entreprises contractantes pour se procurer des intrants et vendre leur production que les pouvoirs publics assureront le bon fonctionnement et la transparence des marchés (via notamment une vigoureuse politique de la concurrence) et dispenseront les biens et services (infrastructures, protection sociale, etc.) que ces entreprises ne fournissent pas, ou pas à tous les producteurs. En second lieu, des interventions publiques spécifiques s’imposent, en particulier pour créer un cadre réglementaire propice à la contractualisation et la résolution des litiges, garantir les droits fonciers des agriculteurs et instaurer les normes sociales, sanitaires et environnementales requises pour un développement durable. Une contrainte majeure, l’accès au crédit des agriculteurs et des PME, peut être desserrée par des garanties publiques et un soutien à la création d’outils de gestion des risques (marchés à terme, assurances climatiques). Des protections ciblées sont souvent nécessaires pour protéger les filières naissantes contre les importations à bas prix. Enfin, au nom de l’efficacité économique comme de l’inclusion sociale, il est souhaitable d’encourager la professionnalisation des organisations de producteurs, via notamment des programmes de formation, et la mise en place d’instances de concertation au sein des filières, comme les interprofessions. On le voit, de multiples leviers doivent être actionnés pour que la contractualisation porte ses fruits.
1 Les différents types de contrat gèrent de manière différente le risque de prix (voir l’encadré).
2 Une revue détaillée des études d’impact de l’agriculture contractuelle montre qu’elles contiennent de nombreux biais, qui souvent ne permettent pas de trancher entre corrélation et causalité. Voir Bellemare, M.F., and J.R. Bloem, 2018, Contract Farming: A Review, Working Paper, University of Minnesota.
3 Contractualiser avec les agriculteurs en Afrique, juin 2018, disponible sur www.fondation-farm.org.
4 Le service n’kalô, proposé par l’association Nitidae, fournit à ses abonnés des informations sur les perspectives de marché de plusieurs productions agricoles. Un service complémentaire, n’kalô Partage, permet de sécuriser les contrats en toute transparence et d’ajuster le prix payé au producteur selon l’évolution des cours. Concrètement, le producteur s’engage, via une application numérique, à vendre une partie de sa récolte, à une date déterminée, à telle ou telle entreprise de transformation. En contrepartie, l’acheteur s’engage à reverser au producteur, après la fin de la campagne, la différence entre le prix qu’il a payé et le meilleur prix atteint au cours de la campagne, pour la moitié des quantités qui lui ont été livrées.