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La démocratisation de l’argent mobile au service du développement en Afrique
Publié le
- Hildah Chao Assistante de recherche Digital Divide Data
- Michelle Hassan Directrice de recherche Digital Divide Data
- Amolo Ng'weno Directrice générale Digital Divide Data

Secteur Privé & Développement #20 - Les acteurs privés, partenaires clés de l'éducation
Depuis le Forum mondial sur l’éducation de Dakar en 2000, des progrès considérables ont été réalisés dans l’accès à l’éducation, mais souvent au détriment de la qualité : classes surchargées, infrastructures vétustes, pénuries d’enseignants qualifiés, matériel pédagogique insuffisant...
L'argent mobile, exemple de réussite africaine, offre de nombreux avantages, en particulier pour les personnes exclues du système bancaire. S’il permet dans un premier temps de faciliter l'accès aux transferts monétaires, son potentiel n’en est pas moins important. Il permet également de fournir des services bancaires traditionnels d'épargne et de prêt aux personnes non bancarisées, d’assurer le versement efficace des salaires et des prestations sociales, de démocratiser les services financiers ou encore de surmonter certains des obstacles au développement socio-économique déjà identifiés.
L'argent mobile, exemple de réussite africaine, est aisément accessible – il suffit pour cela de s’enregistrer auprès du prestataire de services que l’on a choisi en présentant une pièce d'identité et un numéro de téléphone mobile actif. Venu des Philippines, le concept a connu son essor le plus rapide en Afrique de l'Est où 48,5 millions de personnes y sont abonnés. Au Kenya uniquement, on dénombre 9,7 millions de comptes actifs et, en 2013, le montant total des transferts d'argent mobile équivalait à 31% du PIB national. Aujourd'hui, des millions de personnes à travers le monde utilisent leur téléphone pour réaliser des opérations financières : l’Asie du Sud recense 13,3 millions d’utilisateurs enregistrés et 3,8 millions de comptes actifs; l’Afrique de l'Ouest, 7,8 millions d'utilisateurs et plus 720 000 comptes actifs; et la région Asie de l'Est et Pacifique, 4,3 millions d'utilisateurs et 1,8 millions de comptes actifs. Si le téléphone reste indissociablement associé à l'argent mobile, les réseaux d’agents sont également essentiels pour permettre aux utilisateurs d’accéder à leur argent et d’effectuer des paiements. Partout dans le monde, ces réseaux se développent rapidement avec plus d'un demi-million d'agents répertoriés au niveau international. Le Kenya, avec une population d'environ 42 millions d'habitants, compte plus de 90 000 agents¹ tandis qu’en Asie, le Bangladesh, où les transactions en argent mobile explosent, en compte plus de 30 000 – soit un pour deux villages (The Economist. 2013). Ce succès remarquable de l'argent mobile engendre nécessairement des bouleversements socio-économiques considérables. En effet, on constate de plus en plus, tant chez les ménages que chez les entreprises, là où son usage s’est généralisé, que l'argent mobile crée de nouvelles possibilités économiques et modifie les habitudes de vie.
Intégrer les personnes non bancarisées au secteur financier formel
La faiblesse de l’accès au système bancaire constitue un obstacle bien connu au développement socio-économique. Pourtant, à l'échelle mondiale, plus de 2,5 milliards d'adultes ne possèdent aucun compte en banque officiel. Dans les pays en développement, seuls 41% des adultes environ en ont un (ITU, 2013) et, en Afrique, seules 20% des familles possèdent un compte bancaire. Trois raisons principales expliquent ces mauvaises performances : il peut tout simplement arriver que les établissements bancaires soient trop éloignés ou trop chers, ce qui est d’autant plus vrai dans les zones rurales; certains particuliers pensent ne pas avoir assez d'argent pour ouvrir un compte et, enfin, les banques sont victimes d’un sentiment de méfiance générale. Malgré cela, l’essor récent de l'argent mobile permet à des millions de personnes d'effectuer des transactions financières à un coût relativement faible, de manière sûre et fiable – 16% des adultes interrogés en Afrique subsaharienne déclarent l’avoir fait au moins une fois sur les 12 derniers mois, contre moins de 5% dans toutes les autres régions². Bien que le recours à l’argent mobile soit initialement le fait de personnes aisées, susceptibles d’être déjà intégrées au système bancaire, une fois qu'il atteint une masse critique, il se propage rapidement à la population non bancarisée. Ainsi, en Tanzanie, le Financial Inclusion Tracker Survey (FITS) a révélé que 35% des ménages avaient utilisé de l'argent mobile en 2012, mais qu’au bout d’une année 51% des familles n’ayant pas utilisé le système en 2012 comptaient désormais un usager (FITS Tanzania 2012, FITS Tanzania, 2013). De plus, parmi les nouveaux abonnés, près de la moitié était constituée de personnes non bancarisées. De même, au Kenya, 74% de la population adulte utilisait l'argent mobile en avril 2013 (MMU infographic 2013), contre 40% de détenteurs de comptes bancaires. En Ouganda et à Madagascar, les comptes d'argent mobile sont également plus nombreux que les comptes bancaires (GSMA MMU, 2012). Quant à savoir si l’accès à l'argent mobile mène aux autres services financiers (comptes bancaires, crédit, assurance, etc.), la question reste encore ouverte. Toutefois, même si les autres produits financiers peinent encore à s’imposer, l'argent mobile permet, à lui seul, d’améliorer significativement les conditions de vie de ses utilisateurs.
De nouvelles façons d'épargner et d’échanger
Conserver son épargne à domicile s’avère compliqué : en Ouganda, 68% des épargnants à domicile ont perdu des fonds suite à des vols, des emprunts de la part d’amis ou de parents, ou en effectuant de menues dépenses (Microsave, 2011). Les enquêtes sur l’argent mobile montrent que les ménages le jugent utile pour épargner. La moitié des utilisateurs ougandais dit l'utiliser de cette façon (FITS Uganda, 2012), ce qui leur permet de mettre de côté de l’argent de façon sécurisée et à titre privatif, pour un coût de transaction limité. Néanmoins, les montants d'épargne restent modestes. Les soldes moyens des comptes d’argent mobile sont généralement inférieurs à 5 dollars par client et aucun effet n’a été constaté sur les taux d'épargne nationaux, même dans les pays où la téléphonie mobile est très répandue³. En effet, le Kenya Financial Diaries (Kenya Financial Diaries, 2014), études d’une année ayant porté sur 300 ménages à faible revenu entre 2012 et 2013, ont révélé que le montant d’un dépôt moyen sur M-PESA s’élevait à 800 Ksh (8,8 dollars) et le montant d’un retrait moyen à 600 Ksh (6,6 dollars). Bien que l’argent mobile soit un lieu d’épargne sûr, sa facilité d’accès le soumet aux mêmes maux de la tentation que l’argent liquide. L'argent mobile facilite également les échanges car il rend plus aisé le paiement des biens et services aussi bien pour pour l’acheteur que pour le vendeur (Jack and Suri, 2009-10). L’étude FITS Tanzanie a montré que près de 20% des utilisateurs d'argent mobile l’avaient utilisé pour leur activité commerciale, le plus souvent lors d’une transaction entre fournisseur et détaillant. Au Kenya, les entreprises du secteur formel sont plus enclines à utiliser M-PESA pour se faire payer par les consommateurs finaux que pour régler leurs fournisseurs et leurs employés. Trois facteurs peuvent l’expliquer. Tout d'abord, le nombre de clients est généralement supérieur à celui des fournisseurs : par conséquent, la réception des paiements met davantage de pression sur les processus organisationnels de l’entreprise que les paiements aux tiers. De plus, les procédures d'autorisation de paiement au sein des entreprises sont plus rigides que celles régissant la réception de versements de la part des clients. Enfin, les règlements aux fournisseurs portent généralement sur des montants supérieurs, et dépassent souvent les plafonds autorisés par les systèmes d'argent mobile (Ng’weno, A. and Mas, I. 2012).
Des changements sociaux tangibles
L'argent mobile engendre également des impacts sociaux surprenants, notamment la diminution de la vulnérabilité des populations pauvres. Ainsi, les personnes n’hésitent plus à se faire soigner immédiatement en cas de maladie, puisqu’elles sont désormais en mesure de faire appel à leurs réseaux personnels pour débloquer immédiatement les fonds nécessaires au transport et aux frais médicaux. De même, les enfants renvoyés pour non-paiement des frais de scolarité, phénomène répandu en Afrique de l’Est, ne passent que le minimum de temps à la maison, dès lors que leurs familles ont les moyens de rectifier rapidement la situation (Jack and Suri, 2009-10). En outre, selon les chiffres du Kenya Financial Diaries, les ménages ruraux et en particulier les femmes, souvent tributaires des fonds transférés par d’autres membres de la famille et de leurs réseaux personnels, sont désormais bénéficiaires de la grande majorité de ces paiements via M-PESA. Autre phénomène important, les femmes acquièrent également une nouvelle autonomie. Avant l'avènement de l’argent mobile, les finances des ménages étaient souvent contrôlées par les hommes. Désormais, les femmes peuvent facilement gérer leurs propres comptes séparés afin de recevoir et de dépenser directement leur argent. Une étude menée en Afrique de l'Est a montré que 85% des femmes touchaient des revenus sur un support mobile, représentant en moyenne 33% de leurs revenus totaux. Les hommes avaient moins tendance à recevoir des paiements de cette façon et, pour ceux qui le faisaient, cela ne représentait que 4% de leur revenu (Johnson, S. 2012). Le rapport « The Social and Economic Impact of M-PESA on the Lives of Women in the Fishing Industry on Lake Victoria » (White, D, 2012) signale en outre que de nombreuses femmes ont désormais la possibilité de conserver de l’argent en lieu sûr. Ainsi, elles peuvent épargner en vue d’autres activités et d’achats coûteux, subvenir aux besoins de leur famille, développer leur entreprise et, surtout, envoyer leurs enfants à l'école. Toutefois, les effets sociaux ne sont pas tous nécessairement positifs. Ainsi, les hommes mariés retournent moins fréquemment rendre visite à leurs familles restées vivre dans leurs villages natals (Morawczynski, 2009), tandis que les membres les plus riches d’une famille préféreront envoyer de l’argent plutôt que d’assister aux enterrements par exemple, distendant davantage les liens sociaux (Johnson, S. 2012).
Un potentiel pour l’avenir
Une des utilisations les plus prometteuses concerne le versement des salaires et des aides sociales par les Etats, les entreprises et les organisations non-gouvernementales (ONG) grâce à l'argent mobile. Une récente étude, « Mobile Money for the Unbanked », indique que l’argent mobile pourrait devenir un des principaux produits de paiement en République Démocratique du Congo (MMU, 2013). En Haïti, le gouvernement et les principaux bailleurs de fonds ont décidé de verser les aides sociales obligatoires par le biais d'argent mobile (Heinrich. E. 2013) et de nombreux autres projets pilotes sont en cours dans le monde. Pourtant, le versement des salaires par voie mobile ne s’est pas développé au rythme escompté, en raison notamment de la rareté des terminaux d’encaissement ou de la faible utilisation de l'argent mobile dans les zones reculées où ces types de virements seraient pourtant le plus utile. La Tanzanie, avec sa population dispersée et ses infrastructures mobiles développées, voit dans l'argent mobile un mode important de paiement des salaires tant en milieu urbain que rural. Pourtant, l’étude FITS Tanzanie 2012 a révélé que moins d'une personne sur dix recevait ou versait une rémunération sous forme d’argent mobile. Un autre relai de croissance pour l'argent mobile est sans nul doute la banque mobile, avec une offre de services traditionnels tels que l'épargne, le crédit et l'assurance. Si de nombreuses banques sont désormais connectées à un système mobile, facilitant ainsi l'épargne, le crédit s’est révélé plus complexe : pour épargner, les particuliers doivent faire confiance à la banque, alors que pour l’activité de prêt, ce sont les banques qui doivent faire confiance à leurs clients. Jusqu'à récemment, il n'y a eu que peu d'innovations dans le domaine du crédit mobile. Le premier véritable produit de crédit mobile est sorti au Kenya en 2012. M-Shwari, fruit d’une coopération entre l’opérateur mobile M-PESA de Safaricom et sa banque principale, la Commercial Bank of Africa (CBA), exploite des données relatives aux transactions d'argent mobile ou à l'utilisation des téléphones mobiles pour créer des notes de crédit pour chacun de ses clients, leur permettant ainsi d'emprunter jusqu'à 240 dollars, mais également de bénéficier de 5% d’intérêt par an sur l'argent épargné. La croissance a été rapide : à ce jour, M-Shwari a attiré un encours d'épargne de plus de 0,24 milliard de Ksh (264 millions de dollars) et prêté 7,8 milliards de Ksh (85 millions de dollars) aux usagers à un taux moyen, selon CBA et Safaricom, de 30 000 décaissements (Simnikiwe Mzekandaba, 2014) par jour. M-Shwari a été conçu pour combler l’absence d’offre de prêts de petits montants, notamment pour les emprunteurs sans compte bancaire. Sa croissance rapide, avec 6 millions de comptes revendiqués, et la dimension moyenne de ces prêts (de seulement 12 dollars) prouvent que l’offre répond à un réel besoin, en particulier parmi les plus pauvres qui la souscrivent en cas d’urgence ou pour saisir une opportunité commerciale. Fait intéressant, l'argent mobile a plus de mal à pénétrer le monde de l’entreprise. C’est le cas du Kenya où seuls 13% des Kenyans ont déjà utilisé l'argent mobile pour payer leurs factures (Ng’weno, A. and Mas, I. 2012). En effet, pour les transactions avec les consommateurs finaux, l'argent liquide tient toujours le haut du pavé car l’argent mobile s’avère lourd et coûteux tant pour le client que pour le commerçant, rendant peu probable une évolution à court terme de cette situation. Néanmoins, les immenses bouleversements intervenus dans notre manière d’épargner, de commercer et d’interagir socialement laissent à penser que l'argent mobile est promis à un brillant avenir. De nombreuses évolutions restent à venir, et l'Afrique n’en est probablement qu’au début de l'ère de l'argent mobile.
1 Central Bank of Kenya
2 Ibid
3 Central Bank of Kenya
RÉFÉRENCES :
The Economist. 2013. Mobile money: All together now. http://www.economist.com/blogs/schumpeter/2013/01/mobile-...
FITS Tanzania 2012 andFITS Tanzania, 2013 mini-survey
FIT Uganda, 2012
GSMA MMU, 2012. State of the Industry Report
Heinrich. E. 2013. Haiti’s mobile redemption. Fortune.com. http://fortune.com/2013/08/15/haitis-mobile-redemption/
ITU. 2013. ITU-T Technology watch report. International Telecommunication Union, Geneva, Switzerland /
Jack and Suri, 2009-10. The Economics of M‐PESA 1, http://www.mit.edu/~tavneet/M-PESA.pdf
Johnson, S. 2012 - Big Questions in Paymentshttp://www.financialaccess.org/sites/default/files/publications/Big%20Questions%20in%20Payments.pdf
Kenya Financial Diaries, 2014 - Shilingi Kwa Shilingi - The Financial Lives Of The Poor – August 2014
Mas, I., Radcliffe, D. 2010. Mobile Payments go Viral: M-PESA in Kenya. Fondation Bill and Melinda Gates, Seattle. Mars.
Microsave, 2011
Morawczynski, 2009. Science and Technology Studies – The University of Edinburgh – 2010 Examining the Adoption, Usage and Outcomes of Mobile Money Services The Case of M-PESA in Kenya,https://www.era.lib.ed.ac.uk/bitstream/1842/5558/2/Morawc...
MMU, 2013. infographic
MMU. 2013. Mobile Money in the Democratic Republic of Congo. Moblie Money for the Unbanked and InterMedia. http://www.gsma.com/mobilefordevelopment/wp-content/uploa...
Ng’weno, A. and Mas, I. 2012. Why Doesn't Every Kenyan Business Have a Mobile Money Account? http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2044550
Simnikiwe Mzekandaba, 22 October 2014. ‘Cash is Africa’s king despite mobile money rise’,ITWeb Africa, http://www.itwebafrica.com/component/contact/contact/10
White, D. 2012. The Social and Economic Impact of M-PESA on the Lives of Women in the Fishing Industry on Lake Victoria. http://digitalcollections.sit.edu/cgi/viewcontent.cgi?art...