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Développer les infrastructures ferroviaires africaines en partant de l'existant

Publié le

Eric Peiffer Actionnaire cofondateur Vecturis

Secteur Privé & Développement

Secteur Privé & Développement #9 - Quel rôle du secteur privé dans le développement du rail africain ?

“Sans le chemin de fer, le Congo ne vaut pas un penny”, déclarait le célèbre explorateur Henry Morton Stanley à la fin du XIXe siècle. Cette citation, plus d’un siècle après, résonne avec l’Afrique d’aujourd’hui. Le continent connaît depuis une décennie une croissance soutenue, dans laquelle le rail a plus que jamais sa place. Moins cher que le transport routier, il présente aussi une plus grande longévité et un meilleur bilan carbone. Il est indispensable à l’acheminement des richesses du sous-sol africain et des produits agricoles. Indispensable aussi au désenclavement des pays non côtiers.

S'il est difficile de dresser un bilan définitif des concessions ferroviaires en Afrique, il est possible de pointer les conditions favorables à l'implication du secteur privé. Pour améliorer les infrastructures, il est indispensable de partir de l'existant. Les investissements des États et l'amélioration de la productivité restent indispensables. La diversité des acteurs impliqués est un atout ; à ce titre, la présence des investisseurs, peu importante, doit impérativement être favorisée.

Depuis une quinzaine d'années, plusieurs réseaux ferroviaires d'Afrique subsaharienne ont fait l'expérience de privatisations plus ou moins profondes et selon des schémas assez variables, avec malgré tout des constantes. Tenter de dresser un tableau comparatif de ces différents chemins de fer serait hasardeux. Les données ne sont pas toutes disponibles et, quand elles le sont, renvoient à des réalités parfois fort différentes. Il est néanmoins possible de définir les contours et les conditions idéales d'un projet ferroviaire impliquant le secteur privé – dans un domaine strictement réservé, depuis les indépendances africaines, au secteur public.

Adapter les infrastructures aux besoins réels

Du Sahara au Limpopo, là où les besoins en développement sont les plus importants, la très grande majorité des réseaux ferroviaires sont à voie étroite et généralement dotés d'un armement de voie plutôt léger, n'autorisant que des charges à l'essieu peu élevées. Les conditions d'exploitation sont médiocres, en partie dictées par les contraintes de l'infrastructure. Les chemins de fer, qui ont peu évolué depuis la fin de l'époque coloniale, souffrent d'un déficit global en investissements et d'une maintenance lacunaire. Ces différents paramètres se traduisent par un prix de revient à la tonne transportée élevé, auquel s'ajoutent  généralement les coûts exceptionnels causés par la multiplication des incidents d'exploitation. Dans la plupart de ces pays, le chemin de fer ne joue dès lors pas le rôle de transporteur de masse qu'il devrait tenir et dont les économies africaines ont pourtant le plus grand besoin pour se développer. S'il assure encore le transport des voyageurs, c'est dans des conditions de confort et de sécurité défaillantes et à des conditions tarifaires ne couvrant pas (et de loin) les coûts réels de mise en oeuvre du service. Face à cette situation, les pays africains concernés ont tendance à définir leur politique de développement des infrastructures de transport ferroviaire, en considérant des modèles extérieurs, avec un intérêt particulier, vu les relations historiques, pour le modèle européen. La priorité étant la mise en place d'un mode de transport “de masse”, à capacité élevée et à prix de revient bas, le modèle ferroviaire à reproduire est pourtant celui de l'Amérique du Nord – que l'on trouve également en Australie, en Amérique du Sud ou en Afrique du Sud. Les coûts de ces réseaux sont trois fois inférieurs à ceux des réseaux européens, étant bien entendu qu'ils ne répondent pas aux mêmes standards. Quant aux coûts de maintenance, ils sont systématiquement adaptés aux objectifs recherchés : le premier d'entre eux reste le transport de fret, nécessitant des charges à l'essieu élevées mais des vitesses relativement faibles. C'est évidemment dans cette logique que doivent d'abord s'inscrire la plupart des chemins de fer africains. Ainsi, tous les moyens disponibles doivent être consacrés au renforcement des réseaux ferroviaires existants, sans attendre un éventuel « saut technologique ». Trop de lignes, en effet, sont sacrifiées aujourd'hui dans l'espoir de bénéficier demain d'un hypothétique chemin de fer en écartement standard. Faire le choix de conduire cette politique certes ambitieuse mais dans les limites de l'écartement actuel, c'est, pour les pays africains s'épargner le coût économique considérable d'une transition mal gérée entre un système d'exploitation et un autre. Bien entendu, rien ne doit exclure par ailleurs un possible rapprochement avec des normes plus internationales, où et quand cela est possible. Le Japon, confronté au moment de son redémarrage industriel, dans les années 1950, à cette même interrogation, a choisi de conserver le système ferroviaire en voie étroite en lui donnant pour vocation prioritaire le transport de marchandises. Par la suite, le Japon a développé un réseau ferroviaire distinct, en écartement standard, destiné à servir la demande de transport des voyageurs à très grande vitesse. Un demi-siècle plus tard, le Japon se félicite toujours d'avoir fait ce choix.

Une indispensable interconnexion

En dehors de l'Afrique australe, les infrastructures de transport correspondent encore trop souvent à des corridors maritimes ouverts à l'époque coloniale. Encore aujourd'hui, un pourcentage beaucoup trop faible des exportations des pays africains est destiné à d'autres pays africains. La dépendance économique de l'Afrique par rapport à des marchés situés à plusieurs milliers de kilomètres limite la capacité d'émergence d'une économie de production, laquelle se base très généralement d'abord sur la disponibilité d'un marché intérieur. Or pour des économies africaines, qui n'ont pas la taille critique pour constituer un marché intérieur satisfaisant, l'interconnexion est une nécessité. Encore faut-il qu'il y ait quelque chose à interconnecter et que ce soit de nature semblable. C'est en effet ici que le bât blesse. Il n'y a pas de sens à interconnecter des corridors sur lesquels l'exploitation ferroviaire est moribonde et dont les infrastructures et outils d'exploitation sont au bord de la rupture. La priorité doit donc être donnée à la remise à niveau des systèmes ferroviaires existants, étant entendu que les normes adoptées pour cette remise à niveau doivent être concertées sur une base régionale pour en permettre ultérieurement l'interconnexion. Pour permettre autant que possible l'ouverture des marchés ferroviaires, il convient d'adopter des normes identiques, d'abord bien entendu dans le domaine de l'écartement, mais aussi dans les systèmes d'attelages et de freinage, ainsi que, autant que possible, dans celui des charges à l'essieu et de l'organisation des circulations.

Les États ne doivent pas se désengager

Évoluer vers un système plus performant en partant de l'existant semble donc une option particulièrement adaptée à la situation africaine. Elle n'en reste pas moins une option ambitieuse et exigeante, qui nécessite des moyens financiers extrêmement importants. Les équilibres économiques proposés aux investisseurs privés doivent en tenir compte. Or, le schéma traditionnel de la concession dite “verticalement intégrée” – comprenant à la fois le transport de marchandises et celui des voyageurs, ainsi que les infrastructures –, ne permet pas de répondre à cette exigence. Rattraper des décennies de sous-investissement, de défaut de maintenance, tout en faisant évoluer les paramètres de base (charges à l'essieu et vitesse) suppose des plans d'investissement qui, très souvent, sont trop importants pour une société commerciale classique. Les ratios fonds propres/endettement généralement admis ne seront pas atteints, sauf à augmenter de manière déraisonnable les fonds propres. Cette hypothèse n'a aucun sens dés lors que le rendement attendu par un investisseur ne serait pas au rendez-vous. En outre, en supposant que les moyens financiers nécessaires puissent être mobilisés, l'amortissement des investissements réalisés plombe généralement les bilans de la société pour la totalité de la période concessionnelle. Par ailleurs, la sous-utilisation des infrastructures ne permet pas de justifier leur financement par le seul secteur privé. Il en va tout autrement lorsqu'il s'agit de lignes relativement courtes intensément utilisées (comme c'est le cas pour les projets miniers). Globalement, il est hautement recommandable que les États ne se désengagent pas complètement du secteur ferroviaire, leur participation au financement des infrastructures étant indispensable. Quelque que soit le schéma de privatisation retenu, les États restent propriétaires des infrastructures et ils peuvent inscrire leurs investissements sur des périodes dépassant celles des concessions. Dans la plupart des cas, le coût financier de la dette ainsi mobilisée pourra être mis à charge de l'opérateur privé, par exemple sous la forme d'une redevance de concession fixe et/ou variable. De leur côté, les partenaires privés doivent assurer l'investissement dans les matériels roulants et autres outils d'exploitation. Ces investissements, par nature plus flexibles, peuvent s'adapter à l'évolution de la demande de transport. Le facteur social détermine significativement, lui aussi, l'équilibre d'exploitation d'une société ferroviaire privée. Les opérateurs privés ont été amenés, dans la quasi-totalité des cas de privatisation, à reprendre une main-d'oeuvre pléthorique, d'âge et d'ancienneté élevés, d'une productivité très inférieure aux standards du secteur et à des conditions qui étaient celles des anciennes sociétés publiques. Or, il est essentiel que les États et les partenaires sociaux comprennent que les sociétés ferroviaires africaines n'atteindront un niveau de performance suffisant et une qualité de service répondant aux attentes des usagers qu'en élevant la productivité de leurs ressources humaines. De plus, il est indispensable de mettre en place une gouvernance et une culture d'entreprise de qualité. L'amélioration des performances du chemin de fer, ainsi rendue possible, sera créatrice à terme d'emplois indirects. Toutes ces évolutions ne peuvent être conduites sans un minimum d'adhésion des gouvernements. Les chemins de fer dans les pays d'Afrique conservent une haute valeur d'identification nationale. L'ouverture à des partenariats privés, particulièrement lorsqu'ils ne sont pas locaux, est ainsi lourde de sens. Pour que l'opération réussisse, il est essentiel qu'elle soit acceptée par l'environnement social et politique de l'activité ferroviaire. L'attitude des pouvoirs publics est donc déterminante. La décision de privatisation, lorsqu'elle est prise, doit être assumée. Il n'est jamais bon, par exemple, de laisser entendre qu'elle a été imposée par des circonstances  extérieures, ou qu'elle a été dictée par les partenaires techniques et financiers du pays.

Des investisseurs trop absents

Il est toujours souhaitable que plusieurs types d'acteurs privés participent à un projet ferroviaire : la diversité de leurs activités et leurs intérêts respectifs peuvent contribuer à instaurer un équilibre bénéfique, même si des intérêts mal gérés peuvent conduire à des conflits. Il existe trois grandes catégories d'acteurs privés : les opérateurs techniques, les partenaires industriels et enfin, les investisseurs – certains pouvant cumuler l'une ou l'autre de ces qualités. L'opérateur technique est une société ayant une expérience de gestion de sociétés ferroviaires dans des environnements et contextes comparables à ceux du pays concerné. Cet opérateur devra être indépendant : il ne sera pas lié à des fournisseurs de matériels et de services ferroviaires, ou encore à des activités qui sont elles mêmes dépendantes du service ferroviaire. Les partenaires industriels, eux, peuvent de fait dépendre étroitement du système et des services ferroviaires. Mais leur présence dans les tours de table est un gage de stabilité, de performance, et d'adéquation aux besoins du marché. Il convient de veiller, néanmoins, à ce que les conditions de partenariat et leur représentation dans le capital ne créent pas une dépendance trop exclusive à leur égard. Quant aux investisseurs, ce sont en général des sociétés et des partenaires n'ayant pas particulièrement d'activité en relation avec le rail et n'ayant pas vocation à être opérateurs. Ils cherchent essentiellement à placer des capitaux dans des projets créateurs de valeurs et pouvant assurer une rémunération du capital investi. Malheureusement, s'ils sont indispensables, ils ne trouvent que trop rarement leur place dans la plupart des projets de privatisation ferroviaire en Afrique subsaharienne. Il faut sans doute considérer que les schémas de privatisation seront devenus viables et pérennes, et auront trouvé leur point d'équilibre lorsque des partenaires purement financiers considéreront sérieusement la possibilité d'investir dans l'activité ferroviaire. Dans une industrie fortement consommatrice de capitaux, c'est un défi qui doit être relevé, sauf à devoir dépendre durablement de la seule capacité des États à mobiliser auprès des bailleurs institutionnels les investissements nécessaires à faire évoluer les chemins de fer africains. Il est prématuré de tirer des conclusions définitives de ces premières expériences de privatisation dans le secteur ferroviaire africain. Différents schémas ont été expérimentés ; ils ont certes montré leurs limites, mais ont aussi permis des avancées significatives sur le chemin du redressement du rail africain. Si la plupart des projets n'ont pas encore trouvé le point d'équilibre entre les attentes des intérêts privés et celles des acteurs publics, on aurait tort d'en conclure qu'il n'existe pas. La bonne volonté et l'intelligence de tous permettront de concevoir, très rapidement, des projets ferroviaires en Afrique subsaharienne qui seront à la fois réalistes et ambitieux, attractifs pour les acteurs privés et répondant aux attentes légitimes des populations et des pouvoirs publics africains.