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Développement de la finance et croissance économique : banques versus marchés financiers ?
Publié le
Thorsten Beck President Université de Tilburg

Secteur Privé & Développement #5 - Les marchés financiers en Afrique : véritable outil de développement ?
Les marchés financiers africains ont connu, depuis le début des années 1990, une croissance spectaculaire ; alors une douzaine, ils sont maintenant 23 et couvrent l’ensemble du continent. La capitalisation boursière a été multipliée par neuf, et plus de 2000 entreprises sont maintenant cotées. Depuis quelques années, les introductions en bourse se sont multipliées,permettant à certaines banques ou à des entreprises de lever des capitaux considérables – ce qui démontre, à n’en pas douter, la profondeur de l’épargne locale et l’intérêt des investisseurs nationaux pour les places boursières.
Les théories économiques divergent radicalement sur le rôle joué par les banques et les marchés dans le développement d'un secteur financier – ainsi que leur lien avec la croissance économique. Répondre à ces questions est essentiel : il s'agit d'orienter concrètement les politiques économiques. Si des indicateurs permettent de relier la croissance économique au système financier, il n'existe en revanche aucune preuve permettant de soutenir les banques au détriment des marchés – ou inversement. Selon une « logique de services », c'est bien plutôt la complémentarité entre les deux acteurs qui est déterminante.
Les historiens et les théoriciens de l'économie ont exprimé des points de vue divergents sur l'importance des intermédiaires financiers et des marchés financiers pour le développement économique. Joseph Schumpeter (1912) estime que ce rôle est décisif, puisque les intermédiaires financiers décident quelles entreprises ont accès à l'épargne de la société. Joan Robinson (1952) à l'inverse, est convaincu que le développement de la finance est plus le résultat de la croissance économique. Lucas (1988) affirme enfin que le rôle de la finance dans le développement économique a été largement surévalué. L'histoire et les théories économiques font aussi état d'avis divergents sur les différents rôles des marchés et des intermédiaires financiers. Certains sont en faveur d'un système dans lequel les intermédiaires fournissent la plupart des services financiers, alors que d'autres insistent sur la supériorité des marchés financiers. On observe de nombreuses variations, d'un pays à l'autre, quant au développement des marchés et des intermédiaires financiers ; les systèmes financiers, par ailleurs, s'appuient de façon très variable sur ces intermédiaires et ces marchés. Dès lors, le débat théorique et l'observation empirique soulèvent plusieurs interrogations : le développement des intermédiaires et des marchés financiers est-il lié à la croissance économique ? Les marchés et les intermédiaires fournissent-ils les mêmes services financiers, ou des services complémentaires ? Ces questions prennent une importance particulière dans le cadre du débat sur les politiques de développement pour l'Afrique : étant donné les ressources limitées et la capacité de mise en oeuvre de la plupart des pays africains, les politiques soutenant le secteur financier doivent-elles être privilégiées par les réformateurs ? Et si oui, l'accent doit il être mis sur les banques, ou sur les bourses ?
Le développement de la finance et la croissance économique
Alors que des difficultés importantes dans l'accès à l'information et aux transactions n'incitent pas les épargnants à confier leurs économies à des entreprises, les banques et les marchés peuvent en théorie, aider à surpasser ces difficultés. Les banques peuvent tout d'abord réduire les coûts liés à l'acquisition et au traitement des informations sur les entreprises et les projets en évaluant les emprunteurs potentiels, permettant ainsi d'augmenter l'épargne et l'accumulation du capital dans l'économie. De plus, en identifiant les projets et les entreprises les plus méritants, les banques encouragent l'innovation et l'allocation efficace des ressources. Les banques peuvent par ailleurs réduire le risque de liquidité en concentrant l'épargne et en investissant à la fois dans des titres financiers à court terme et dans des investissements à long terme. Elles permettent enfin aux investisseurs individuels de partager les risques, les incitant ainsi à s'engager dans des projets plus risqués, au rendement plus élevé. En raison de leur forte liquidité, les bourses, quant à elles, encouragent les investisseurs à investir dans l'acquisition et le traitement d'informations puisqu'ils sont plus susceptibles de réaliser un profit en intervenant sur le marché. Les bourses peuvent aussi améliorer le contrôle des entreprises et l'allocation des ressources en facilitant les OPA et en rétribuant les dirigeants selon leurs performances. De surcroît, les marchés peuvent réduire le risque de liquidité en permettant aux investisseurs de vendre rapidement sur des marchés plus liquides. Par conséquent, le développement du secteur bancaire et des bourses devrait contribuer favorablement à la croissance économique. Il s'agit ici de vérifier cette hypothèse, en analysant statistiquement le lien entre le développement des marchés financiers, celui du secteur bancaire et la croissance économique. Un échantillon de 40 pays2 est utilisé à cette fin ; les données les concernant sont des valeurs moyennes calculées sur la période de 1975 à 1998. L'analyse retient le «turnover», qui reflète la liquidité du marché, afin d'évaluer le développement des bourses3. Pour estimer le développement du secteur bancaire, on considère «le crédit bancaire», soit le rapport entre les crédits accordés par les banques de dépôt au secteur privé et le PIB. Enfin, les taux de croissance réels du PIB par habitant de 1975 à 1998 évaluent la relation entre les banques, les marchés, et la croissance économique. La Table 1 présente les régressions par la méthode des moindres carrés du taux de croissance du PIB par habitant sur le crédit bancaire et le turnover. Même lorsqu'on inclut d'autres facteurs explicatifs de la croissance économique – tels que l'accumulation du capital humain, la stabilité macroéconomique et l'ouverture aux échanges internationaux– les résultats montrent l'existence d'une relation statistique solide entre les banques, les bourses et la croissance économique. Ces résultats ont des implications économiques intéressantes illustrées par les exemples suivants. Le taux de croissance annuel moyen du Mexique de 1975-98 aurait été de 1,4 point de pourcentage plus élevé que le taux réel de 1 % si le niveau de développement de son secteur bancaire avait été égal à la moyenne de l'échantillon, soit 44 % au lieu de 13 %. De même, le taux de croissance du Chili aurait été de 1,2 point au dessus du taux réel de 4,2 % si la liquidité des bourses du pays avait été celle de la moyenne de l'échantillon (37 % au lieu du 7 %).
Systèmes financiers fondés plutôt sur les banques ou sur les marchés ?
Après avoir mis en valeur le rôle positif qu'ils jouent dans la croissance économique, il s'agit maintenant de déterminer lequel des deux systèmes – les banques ou les marchés – est le plus efficace pour mobiliser et allouer l'épargne, donc pour générer de la croissance. Il convient de savoir en effet en quelle mesure la structure financière – l'importance qu'ont les banques et les marchés au sein d'un système financier – influence la croissance économique. Pour les défenseurs de systèmes financiers fondés sur la banque, les marchés ne protègent pas suffisamment contre les comportements de «passager clandestin». Puisque les marchés matures et liquides donnent accès aux informations à tous les investisseurs, les petits investisseurs ne sont en effet pas incités à investir dans l'acquisition et le traitement des informations. Par ailleurs, les banques exerceraient un meilleur contrôle sur les entreprises que les investisseurs en bourse – puisqu'elles ont accès à davantage d'informations sur ces entreprises. Enfin, elles seraient plus à même d'offrir des possibilités de diversification du risque. Les partisans des systèmes financiers fondés sur les marchés soulignent, eux, les problèmes d'allocation des ressources liés à la fourniture de services financiers efficaces par les banques puissantes. Ces dernières peuvent notamment tirer profit d'un accès préférentiel à des informations sur les entreprises et les dissuader de mener des projets innovants et rentables. De par cette relation privilégiée, elles ne peuvent pas non plus contrôler efficacement les entreprises ; elles peuvent se laisser influencer par la direction d'une entreprise, s'associant avec elle contre l'intérêt des actionnaires. Enfin, alors que les banques n'ont qu'une offre standard et limitée de produits de couverture, les marchés offrent un ensemble plus varié et plus personnalisé d'instruments de couverture et de diversification du risque. Comme le raisonnement économique ne permet pas de trancher le débat, il faut donc analyser statistiquement l'importance de la structure financière. Deux indicateurs sont utilisés pour mesurer la structure d'un système financier. Le premier, appelé «activité-structure», mesure l'importance des bourses par rapport aux banques dans le système financier d'un pays. Le second, appelé «restriction», mesure les restrictions réglementaires imposées aux activités bancaires4. Pour examiner l'impact du niveau de développement de la finance, un indicateur global – appelé «activité finance» – prend en compte à la fois le développement des banques et des bourses. La Table 2 présente les résultats des régressions de la croissance économique sur la structure financière. Ni la variable «activité-structure», ni la variable «restriction» n'affectent significativement la croissance réelle du PIB par habitant. Les résultats, donc, ne donnent l'avantage ni aux banques, ni aux marchés. En revanche, la variable «activité- finance» enregistre des résultats statistiques significatifs pour le développement de la finance. C'est une preuve convaincante que les variations de croissance économique entre pays s'expliquent en partie par les différents niveaux de développement de leurs systèmes financiers. Les régressions statistiques de la croissance menées pour plusieurs pays montrent l'importance du niveau général de développement de la finance plutôt que celle de la composition du système financier. Ainsi, cela est cohérent avec l'approche par les services financiers qui met l'accent sur les services fournis, que ce soit par les intermédiaires financiers ou les marchés – plutôt que sur ceux qui les fournissent. Cette approche insiste aussi sur la complémentarité des banques et des marchés financiers. Les bourses bien développées et liquides peuvent, par exemple, compenser les effets négatifs des grandes banques. De surcroît, chacun de ces acteurs financent différents types d'entreprises ; seules les plus grandes et les plus anciennes peuvent recourir aux marchés financiers. Néanmoins, il est possible que la structure d'un système financier s'oriente davantage vers les marchés au fur et à mesure que l'économie se développe5. Toutes ces conclusions ont des conséquences importantes. D'une part, elles ne cautionnent pas une politique qui favorise soit les banques, soit les marchés financiers. La prudence s'impose donc contre toute tentation de faire pencher la balance en faveur des unes ou des autres. De plus, les résultats soulignent l'importance de mettre en place des conditions favorables à la fourniture de services financiers efficaces. Pour les décideurs africains, cela implique de se concentrer sur le cadre réglementaire le permettant – plutôt que de créer des bourses dans un contexte de faible demande.
1 Cet article est basé sur Beck (2003). Voir aussi Beck et Levine (2002) et Beck et Levine (2004).
2 Comprenant 18 pays développés (Australie, Grèce, Norvège, Belgique, Italie, Portugal, Canada, Japon, Suède, Danemark, États-Unis, Autriche, Finlande, France, Pays-Bas, Allemagne, Nouvelle-Zélande et Grande Bretagne) et 22 pays émergents et en voie de développement (Inde, Pakistan, Israël, Bangladesh, Indonésie, Pérou, Philippines, Brésil, Jamaïque, Afrique du Sud, Colombie, Jordanie, Taiwan, Chili, Corée, Thaïlande, Égypte, Malaisie, Mexique, Uruguay, Venezuela et Zimbabwe).
3 Comme l'ont démontré Levine et Zervos (1998) ainsi que Beck et Levine (2004), c'est la liquidité – non la taille de la bourse – qui est liée à la croissance économique.
4 «Restriction» se focalise sur l'environnement politique qui détermine la structure du système financier, en particulier, les activités des banques en relation avec d'autres institutions financières et avec les marchés financiers.
5 Voir à ce sujet l'article de Scott Standley, publié dans le présent numéro de Secteur privé et développement.