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Des soins abordables et de qualité pour les populations indiennes les plus défavorisées
Publié le
Anant Kumar Fondateur et président-directeur général LifeSpring

Secteur Privé & Développement #17 - Le secteur privé contribue-t-il à améliorer les systèmes de santé des pays en développement ?
Les progrès des pays en développement en matière de santé sont indéniables. Pourtant, le secteur a besoin de financements supplémentaires pour répondre à des besoins croissants. Quel rôle pour l’investissement privé ?
Spécialisée dans la santé maternelle et infantile, LifeSpring cible en priorité les femmes les plus défavorisées. Son modèle économique repose sur des tarifs compétitifs, sur la qualité et la spécialisation des services, sur la mise en place de partenariats. LifeSpring met ainsi en adéquation objectifs financiers et sociaux. Sa politique d'expansion privilégie par ailleurs le regroupement géographique, qui permet de mutualiser certains services.
Avec une population en croissance continue de plus de 1,2 milliards d'habitants, l'Inde estimait son taux de mortalité maternelle à 254 pour 100 000 naissances en 2011 - alors qu'il était encore de 400 pour 100 000 en 1990. Malgré ce progrès, ce taux est encore près de quinze fois plus élevé que celui des pays développés. L'Inde s'est fixée pour objectif de le ramener à 109 pour 100 000 d'ici 2015, conformément aux Objectifs du Millénaire pour le développement énoncés par les Nations Unies en matière de santé maternelle. L'Inde contribue aujourd'hui à hauteur de 25 % à la mortalité maternelle mondiale. Seulement 19 % des mères indiennes du quintile le plus pauvre reçoivent une assistance à l'accouchement par du personnel qualifié (contre 53 % pour l'ensemble des mères) ; 5 % d'entre elles accouchent dans une maternité privée, contre 27 % des mères non pauvres (sur le système de santé indien, voir Encadré). Par ailleurs, le pays n'est pas parvenu à atteindre son objectif de réduction du taux de mortalité infantile, qu'il voulait ramener à 28 pour 1 000 naissances vivantes en 2012. Il est peu probable que l'objectif soit atteint d'ici la fin 2016.
L'urbanisation rapide de l'Inde s'est accompagnée d'une explosion du nombre de pauvres résidant en ville, qui bien qu'en déclin, continue à représenter plus de 20 % de la population urbaine. Lorsqu'il s'agit d'accéder aux services de soins maternels et infantiles, ces populations n'ont pas beaucoup de choix. Les hôpitaux publics ont des ressources limitées et les grands hôpitaux privés pratiquent des prix élevés, souvent hors de leur portée. Les petites maternités privées1 manquent de transparence dans les prix qu'elles pratiquent et n'offrent pas toujours un service de qualité. Reste bien entendu l'accouchement à domicile. Par une approche marché, LifeSpring répond au manque de soins de santé maternelle de qualité à des prix abordables pour les populations indiennes les moins favorisées. Alors que 80 % des dépenses de santé restent à la charge des patients, LifeSpring réduit de manière significative le poids croissant des dépenses de santé pesant sur les communautés les plus pauvres du pays. Le cœur de clientèle de LifeSpring est le segment des 60 % de la population indienne ayant les revenus les plus bas, des ménages gagnant entre 3 000 et 7 000 roupies indiennes par mois (soit environ deux à cinq dollars par jour). Beaucoup d'entre eux travaillent dans le secteur informel (micro-entrepreneurs, par exemple) ou sont journaliers. 80 % des clients de LifeSpring n'ont pas poursuivi leurs études au-delà du premier cycle de l'enseignement secondaire ou se sont arrêtés avant. LifeSpring propose un large éventail de services de santé maternelle et infantile : soins prénatals, soins postnatals, accouchements par voie naturelle ou par césarienne, planification familiale, vaccinations, consultations pédiatriques, services pharmaceutiques, éducation à la santé des populations environnantes. Les maternités LifeSpring ont été créés et fonctionnent sans recourir ni aux dons ni aux subventions pour leurs activités de base ; l'entreprise considère que l'autonomie financière est un élément déterminant de son modèle et de sa capacité à se développer.
Un modèle privé novateur
Le modèle de LifeSpring repose sur la qualité, les bas coûts et un service orienté client. La première maternité, conçue comme un pilote, est entrée en activité en 2005. Moins de deux ans plus tard, elle avait atteint son seuil de rentabilité. Chaque maternité LifeSpring est prévue pour être rentable au bout de 18 à 24 mois de fonctionnement. Certes, LifeSpring est une organisation à but lucratif, mais la chaîne ne cherche pas à maximiser ses profits. Ses tarifs sont inférieurs d'au moins 50 % à ceux du marché : le prix d'un accouchement par voies naturelles est de 5 000 roupies indiennes (environ 90 dollars), celui d'une césarienne de 12 000 roupies (environ 218 dollars), pour des séjours « tout compris » d'une durée respective de deux jours et de cinq jours. Un établissement de taille moyenne facture habituellement autour de 200 dollars pour un accouchement par voies naturelles et de 280 à 500 dollars pour une césarienne. LifeSpring fournit en outre des soins prénatals tout au long de la grossesse. Le prix d'un bilan de santé prénatal avec un gynécologue est de 100 roupies (environ 1,50 dollar) par visite. Ces tarifs n'empêchent pas LifeSpring de dégager des profits – comme l'ont démontré ses 12 maternités d'Hyderabad.
Le maintien de bas coûts est au cœur du modèle économique de la chaîne. En procédant régulièrement à des analyses des coûts par activités, LifeSpring a été en mesure de suivre au plus près les coûts de chaque service et de procéder aux réajustements nécessaires. Le maintien de bas coûts repose sur plusieurs grands principes. Tout d'abord, LifeSpring est spécialisée et pratique un taux élevé d'utilisation de ses actifs. À la différence d'un établissement généraliste, LifeSpring n'intervient qu'en santé maternelle. Cette concentration sur un créneau étroit renforce une utilisation rationnelle des ressources. De plus, puisque les naissances exigeant des soins intensifs représentent tout juste 2 à 3 % des accouchements, LifeSpring délègue à des hôpitaux pédiatriques existants la prise en charge de ces soins spécialisés. Cela permet non seulement de maintenir les investissements à un faible niveau, mais aussi de réduire les frais de gestion en limitant le recours à des pédiatres et à des infirmières à temps plein. Par ailleurs, les investissements initiaux ont été limités. Les locaux font l'objet de baux de location de longue durée. Pour ses sites d'implantation, LifeSpring envisage également à l'avenir la mise en place de partenariats public-privé avec l'État. En regroupant plusieurs maternités dans la même ville, LifeSpring pratique également la mise en commun de ressources coûteuses entre les établissements – ambulances et opérations de gestion, par exemple. En outre, sans compromettre la qualité clinique, les maternités offrent un service simple, sans extras : dans la salle commune, les ventilateurs remplacent par exemple les climatiseurs. Pour maintenir les coûts les plus bas, LifeSpring met aussi en place des partenariats innovants. La chaîne externalise par exemple l'activité de laboratoire et a organisé un modèle de partage de revenus avec ses partenaires. L'activité pharmaceutique est également externalisée, les médicaments étant achetés à prix coûtant, ce qui évite à la fois la gestion de stocks, les approvisionnements et les médicaments périmés. Pour améliorer la qualité clinique dans ses maternités, LifeSpring a noué un partenariat de deux ans avec l'Institute for Healthcare Improvement. Enfin, le maintien de coûts bas passe par une action marketing efficace. Les populations les plus démunies constituent la base de la clientèle du modèle de LifeSpring. Pour mieux cibler ses clients, l'équipe marketing de LifeSpring a réalisé une étude du marché qui a déterminé que les vrais décideurs sont souvent la mère, la belle-mère ou le mari de la femme enceinte. De nouvelles campagnes ont été menées pour atteindre ces décideurs. LifeSpring a également développé son propre protocole pour son service client2. Pour vérifier la qualité de ses services, Lifespring mène des enquêtes et des entretiens avec ses usagers. Le retour d'informations alimente le système opérationnel et améliore l'ensemble du service.
Impacts et enseignements
De sa création, en 2005, à octobre 2012, LifeSpring a réalisé plus de 20 000 accouchements de bébés en bonne santé dans ses 12 maternités, et pratiqué plus de 250 000 bilans prénatals et postnatals. LifeSpring projette de se développer dans l'ensemble de l'Inde, en visant les bidonvilles. Son action a provoqué une réduction des prix pratiqués par la plupart de ses concurrents. Par ailleurs, les maternités LifeSpring ont été un catalyseur qui a amélioré la qualité des services des autres prestataires.
Si la spécialisation est incontestablement un facteur clé du succès de LifeSpring, la société a aussi concentré dès le départ ses efforts sur la viabilité et l'expansion de son modèle. Plus de 150 procédures ont été mises en place, concernant les fonctions cliniques, opérationnelles et le marketing. De nouvelles maternités ont pu être ouvertes régulièrement, de façon parfaitement standardisée. Très rapidement, LifeSpring a investi dans un système informatique de gestion intégrée pour améliorer la rentabilité de ses maternités et le suivi des clients. LifeSpring est parvenue à concilier des objectifs sociaux et financiers. Dans sa première maternité, elle a appliqué un modèle de financement croisé : les clients des chambres de un ou deux lits subventionnaient les clients de la salle commune3. Le financement croisé créait en quelque sorte deux segments de clientèle, l'un servant à atteindre les objectifs financiers de LifeSpring, l'autre ses objectifs sociaux. Pour faire converger les deux, LifeSpring a mis fin au modèle de financement croisé en 2009 pour que la rentabilité de chaque établissement soit assurée par sa salle commune. Enfin, LifeSpring se préoccupe désormais moins de l'embauche de médecins que de celle de gestionnaires chargés de diriger les maternités à la manière de véritables PDG.
Ce modèle peut-il être dupliqué ?
L'extension géographique de LifeSpring dépend fortement de l'intervention des pouvoirs publics ; par la mise en place de cadres réglementaires adaptés, ils garantissent en effet l'absence de distorsions de la concurrence. Mais ce développement pose également des problèmes de viabilité économique. La conquête de nouveaux marchés est tributaire de financements innovants. Les fondations, par nature, disposent de ressources financières et sont en position d'investir en prenant des risques. Il est donc possible de faire prendre en charge par des fondations certains des risques liés à la recherche et au développement, à l'innovation, à la mise en place de prototypes, etc. – toutes dépenses que LifeSpring ne serait pas disposée à supporter sur les nouveaux marchés. En outre, les fondations peuvent jouer les intermédiaires entre le secteur privé d'une part, les autorités publiques et la société civile d'autre part – dans les pays où cette relation est peu développée. Le modèle de LifeSpring peut être dupliqué avec succès à condition que de véritables partenariats soient mis en place, incluant tous les acteurs de la société en mettant l'accent sur leurs complémentarités et leurs points communs. Mais si le développement constitue un aspect important de son projet économique, LifeSpring souhaite avant tout préserver l'excellence et la rentabilité opérationnelle des maternités existantes – ce qui l'a incité à réévaluer ses objectifs d'expansion. Cette réévaluation a conduit à privilégier une stratégie de regroupement, consistant à implanter 10 à 20 maternités dans une même zone urbaine. Six maternités supplémentaires ont été ouvertes à Hyderabad au cours de l'été 2011 – ce qui porte à douze leur nombre dans cette ville. La création d'un nouveau regroupement, probablement à New Delhi, est d'ores et déjà envisagée.
L'évolution du secteur de la santé en Inde
Depuis l'indépendance, le financement et l'offre publics de services de santé constituent les fondements de la politique de santé indienne. Mais le secteur public souffre de problèmes clairement identifiés : accès inadapté pour les groupes les plus vulnérables, mauvaise qualité et mauvaise couverture des établissements généralistes et spécialisés. Il portait par ailleurs, encore récemment, une attention excessive à la stérilisation au détriment de la santé maternelle et infantile. À l'indépendance, le secteur privé ne représentait que 8 % des établissements de santé. Désormais, selon l'enquête nationale sur la santé des familles portant sur la période 2005-2006 (IIPS, Macro International, 2007), il constitue la première source de soins de santé pour la majorité des ménages, à la fois en milieu urbain (70 %) et en milieu rural (63 %). Le secteur privé comble les lacunes du public et fournit une part croissante des soins de santé de base, en particulier pour les populations pauvres. Mais les établissements privés ne comptent en général qu'un seul médecin, ont très peu d'équipements et de personnel. Beaucoup de ces praticiens n'ont pas accès aux protocoles actualisés pour le traitement des maladies courantes. La qualité des traitements qu'ils proposent est souvent insuffisante. Certains utilisent des tests diagnostiques et des procédures thérapeutiques inadaptés et inutiles et administrent des traitements inappropriés – sans même parler des problèmes éthiques de certaines pratiques. Enfin, les établissements du secteur privé font parfois appel à des prestataires de service non qualifiés et abusent de diagnostics et d'actes thérapeutiques - gonflant ainsi les coûts de manière exorbitante.
1 Les services hospitaliers de moins de 30 lits représentent près de 84 % du secteur privé lucratif – un secteur qui est aussi le plus désorganisé, dont la plupart des établissements sont gérés par un seul médecin.
2 Le protocole CARES de LifeSpring, que tous les salariés doivent respecter, est un acronyme de « Courteous, Attentive, Respectful, Enthusiastic, and Safe » (courtois, attentionné, respectueux, enthousiaste et soucieux de la sécurité).
3 La salle commune constitue l'élément central du projet social de la maternité ; elle représente 70 % des lits.
RÉFÉRENCES:
International Institute for Population Sciences (IIPS) et Macro International, 2007. National Family Health Survey (NFHS-3), 2005-06, India: Key Findings. Mumbai, Inde.