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Cameroun : 90 % de la force active piégée dans le secteur de l’informel
Publié le
Vincent Kouete Secrétaire exécutif adjoint GICAM

Secteur Privé & Développement #32 -Financement des PME en Afrique : quoi de neuf ?
10 ans après avoir consacré son premier numéro au financement et à l’accompagnement des PME en Afrique, la revue Secteur Privé & Développement fait le point sur cet enjeu majeur pour le développement du continent.
Le secteur informel prend une place démesurée au Cameroun. S’il assure la survie de nombreux travailleurs, il empêche le développement du pays en entretenant des faibles revenus et en réduisant les rentrées fiscales. Il faut donc qu’il soit ramené à une proportion acceptable ; de nombreuses initiatives existent pour favoriser la transition des PME de l’informel vers le secteur formel. Pour gagner en efficacité, elles doivent être renforcées et menées de front.
Historiquement, le terme de « secteur informel » fait sa première apparition publique dans le rapport d’une mission générale sur l’emploi menée par le Bureau international du travail (BIT), en 1972, au Kenya. Aujourd’hui, un consensus semble se dégager sur ses principales caractéristiques : le non-enregistrement administratif ; l’absence ou la faible réglementation de l’activité ; l’échelle relativement faible des activités et des capitaux mobilisés ; l’absence de local professionnel fixe ; l’évolution en marge des circuits organisés (marchés, etc.) ; le recours privilégié à la main d’oeuvre familiale et, enfin, l’absence de dispositif de sécurité et de protection sociale. Au Cameroun, l’Institut national de la Statistique1 évalue le secteur informel en ayant recours à trois critères : l’indépendance du promoteur (patron travaillant pour son propre compte), l’absence d’un enregistrement administratif (pas de numéro de contribuable) et l’absence de comptabilité formelle. Sur cette base, les estimations révèlent que le secteur informel occupe une place prédominante dans l’économie camerounaise, de près de 50 % du PIB en 2005. En 2010, 89 % des actifs en faisaient partie, soit environ 9,2 millions de personnes, essentiellement dans les métiers de l’agriculture et de l’artisanat.
Seulement 5 % des promoteurs avaient atteint un niveau d’études supérieur, tandis que 46 % avaient un niveau primaire et 49 % un niveau d’études secondaires. Le chiffre d’affaires annuel moyen des unités de production informelle (UPI) non agricoles était alors évalué à 3 801 600 francs CFA (environ 5 780 €), la valeur ajoutée moyenne à 1 150 800 francs CFA (1 750 € environ) et la productivité moyenne par tête était de l’ordre de 887 520 francs CFA (environ 1 350 €).
LES DÉTERMINANTS DU SECTEUR INFORMEL
L’hypertrophie du secteur informel au Cameroun est principalement due au déficit de productivité et aux défaillances en matière de gouvernance économique. La productivité horaire du travail dans le secteur informel est de 463 francs CFA (environ 0,70 euro). Elle atteint un niveau maximal de 1 037 francs CFA (environ 1,60 euro) pour les UPI à trois personnes et baisse au-delà. Le problème de niveau d’éducation et du niveau d’information explique dans une certaine mesure l’étendue du secteur informel : interrogés en 2010, 27,4 % des promoteurs d’UPI indiquent qu’ils ne savent pas qu’un enregistrement administratif est nécessaire et 45 % pensent que celui-ci n’est pas obligatoire. En l’absence d’un secteur industriel performant, l’économie tend à se spécialiser dans les activités de « bouts de filières » que sont, d’une part, l’extraction (minière et pétrolière) et l’agriculture de subsistance et, d’autre part, le commerce et les services. En raison d’une mauvaise insertion dans l’économie internationale désormais mondialisée, le Cameroun souffre énormément de son incapacité structurelle à construire des chaînes de valeurs. Si la faible productivité constitue l’obstacle majeur pour la formalisation des entreprises, il n’en demeure pas moins que le développement hypertrophié de ce secteur découle aussi des insuffisances liées à la gouvernance économique. Le système de régulation économique garde en effet les stigmates de ses origines coloniales, où il était conçu pour encadrer les filiales de groupes internationaux. L’économie indigène, secteur refuge, qui existait alors en marge des réglementations, a progressivement évolué vers le secteur informel actuel. Malheureusement, il reste peu pris en compte dans la conception des politiques de régulation, dont les exigences restent conçues en référence aux grandes entreprises. Considéré comme secteur refuge pour de nombreuses personnes en mal d’insertion dans le tissu formel, le secteur informel bénéficie d’une « tolérance administrative ». En outre, le laxisme, le manque de transparence et les lacunes du service public encouragent le maintien d’une frange importante des unités de production dans l’informel.
CONSÉQUENCES SOCIALES ET ÉCONOMIQUES
À cause de son importance, le secteur informel a de nombreuses répercussions sociales et économiques. Certes, il est souvent considéré comme un « amortisseur social » dans la mesure où il assure un revenu à de nombreux citoyens. Il offre aussi généralement des biens et des services à des prix adaptés au faible pouvoir d’achat des citoyens. À ce titre, il constitue souvent une réponse « par le bas » aux lacunes des services publics. Mais les effets négatifs du secteur informel sont réels et nombreux. Socialement, il entretient la pauvreté du fait des très faibles niveaux de rémunération des emplois proposés qui, par ailleurs, sont très précaires. Le non-respect des normes et des règles d’hygiène a pour corolaire des risques sanitaires élevés, en raison de la qualité et de l’origine douteuses des produits (produits alimentaires et médicaments, notamment). Économiquement, le secteur informel représente pour l’État un manque à gagner en impôts et en taxes. De nombreux pans de l’économie se retrouvent ainsi défiscalisés, réduisant l’assiette fiscale et obligeant l’État à opérer des ponctions de plus en plus importantes sur le secteur structuré et visible. L’injustice fiscale découlant de la faible fiscalisation du secteur informel décourage les investisseurs formels déjà en place et les pousse à la dissimulation et parfois à l’évasion fiscale. L’informel fait le lit des pratiques de commerce illicite (contrebande, contrefaçon, fraude). D’une manière générale, le secteur informel entretient la sous-compétitivité globale de l’économie. Par exemple, la présence des acteurs informels dans la chaîne du commerce extérieur contribue à rallonger les délais de passage portuaires en raison de leur maîtrise approximative des procédures (qui du reste sont complexes) et de l’insuffisance des surfaces financières dont ils disposent pour assumer les obligations logistiques. Le port se retrouve ainsi transformé en un lieu de stockage au lieu d’être un espace de transit. Il en découle des problèmes récurrents de congestion et de saturation des capacités logistiques.
DE LA TRANSITION VERS LE SECTEUR FORMEL
Le processus de formalisation se heurte à de nombreux obstacles administratifs : lourdeurs et multiplicité des procédures administratives, lenteurs dans l’instruction des dossiers, inaccessibilité des services publics et obstruction bureaucratique. Classé 165e économie sur 189 dans le classement « Doing Business », l’environnement des affaires camerounais freine les initiatives de formalisation. Les procédures administratives particulièrement lourdes et coûteuses font le lit du secteur informel, où l’entrée est libre et sans coût. Il existe, heureusement, de nombreuses initiatives gouvernementales pour favoriser la migration des unités informelles vers le secteur formel. Elles vont des mesures de facilitation en passant par des dispositifs coercitifs. Les programmes d’accompagnement mis en place œuvrent essentiellement à l’information, la sensibilisation, la formation et le renforcement des capacités des promoteurs et des travailleurs. Ils apportent également parfois des appuis financiers ou facilitent l’accès à des marchés ou des financements. L’État camerounais a notamment adopté une loi sur la promotion des PME qui dispose de plusieurs avantages potentiellement accessibles aux entreprises enregistrées. En outre, des Centres de formalités de création d’entreprises (CFCE) ont été mis en place pour constituer des guichets uniques regroupant en un lieu physique l’ensemble des administrations intervenant dans la procédure de création d’entreprise. Des Centres de gestion agréés (CGA) ont également été déployés pour accompagner les petites entreprises dans l’accomplissement de leurs obligations fiscales. L’adhésion à un CGA est assortie d’avantages en matière de réduction et d’exonérations temporaires de certaines taxes. Des mesures contraignantes ont également été mises en place pour décourager les opérateurs à rester dans l’informel. L’administration fiscale pratique par exemple des taux de prélèvement à la source élevés pour des opérateurs du secteur informel. Les entreprises du secteur formel sont mises à contribution : elles sont légalement redevables de certaines taxes touchant leurs fournisseurs et elles doivent obtenir leur dossier fiscal avant le règlement de toute facture, faute de quoi elle ne sera pas admise comme charge ordinaire d’exploitation. Malgré ce dispositif, force est de constater que le secteur informel continue de progresser. À l’évidence, les stratégies déployées, sans manquer de pertinence, semblent insuffisantes. Si une partie de l’activité économique est sans doute vouée à demeurer dans l’informel, il faut impérativement la limiter. Pour cela, les réponses à apporter nécessitent une approche holistique. Il faut tout d’abord densifier les programmes de renforcement des capacités, en enseignant mieux par exemple la culture de la norme et la démarche qualité, la gestion des ressources humaines, les techniques marketing. Par ailleurs, il faut permettre aux UPI d’avoir un meilleur accès aux financements : c’est une des contraintes essentielles qui pèsent sur leurs activités. Il faudrait aussi mieux structurer les filières, pour que les PME puissent intégrer les chaînes de valeurs, par exemple en utilisant la commande publique comme levier. Enfin, il faudrait aussi améliorer globalement l’environnement des affaires, en rendant le système de régulation des marchés plus performant, en résorbant les déficits en matière de gouvernance administrative et juridique (lenteurs administratives, corruption, harcèlement fiscal, protection du territoire économique, sécurité des biens et des personnes, règlement des litiges commerciaux, etc.) – qui sont des freins spécifiques à la formalisation des entreprises.
1 Trois éditions des Enquêtes sur l’Emploi et le Secteur informel (EESI) ont déjà été réalisées : en 2005, en 2010 et en 2018 ; les résultats de cette dernière opération sont encore attendus.