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Adapter la réglementation commerciale aux besoins des filières agricoles

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Secteur Privé & Développement

Secteur Privé & Développement #13 - Comment favoriser le développement des filières agricoles et agro-industrielles?

L’Afrique subsaharienne va connaître une révolution démographique sans précédent : sa population va tripler en 40 ans. Aujourd’hui et plus encore demain, la stabilité du continent repose sur le développement du secteur agricole et agro-industriel. Ce secteur (15 % du PIB), principal pourvoyeur d’emplois et de revenus, doit se préparer à faire face à cet enjeu colossal : comment nourrir deux milliards d’habitants en 2050, dont plus de la moitié vivra en zone urbaine ? Pour y répondre, il faut relever plusieurs défis agricoles : amélioration des rendements, mise en valeur des terres agricoles et respect de la biodiversité. Il faut aussi créer plus de valeur ajoutée dans les filières agro-alimentaire et agro-industrielles. Des investissements dans les opérations de post-récoltes, dans les infrastructures de stockage, la logistique, la transformation et la distribution sont incontournables.

En Afrique de l'Ouest, la production de riz et de sucre est insuffisante. Les importations, qui couvrent une part importante des besoins de consommation, questionnent la souveraineté alimentaire de ces pays. La réglementation commerciale, remaniée, peut aider au développement de la production locale. Pour cela, elle doit protéger de façon différenciée, en utilisant une gamme d'instruments plus large et en s'adaptant aux spécificités de chaque filière.

Pour les pays africains, développer la production agricole locale pour moins dépendre des importations est une nécessité. Leur souveraineté alimentaire est en jeu, comme l'ont illustré les récentes flambées des prix agricoles. De plus, le développement du secteur fournirait de nombreux emplois à tous les maillons de la filière. Le riz et le sucre sont particulièrement emblématiques de ces enjeux en Afrique de l'Ouest. Produits socialement et politiquement sensibles, ils font face à de nombreux défis : production en quantité suffisante, qualité, disponibilité sur les marchés, compétitivité, prix, etc.

La réglementation commerciale est un des éléments clés d'une politique plus générale de soutien à ces filières agricoles. Reste à savoir quelle orientation lui donner et quels instruments utiliser. Des réglementations commerciales très ouvertes, qui se traduisent par de faibles niveaux de droits de douane, risquent d'exposer les filières locales à une concurrence excessive des importations et de freiner leur développement. À l'inverse, des restrictions aux importations sans nuance, alors que les filières locales ne sont pas en mesure de répondre aux besoins des populations, engendrent d'autres risques. L'analyse des cas du riz et du sucre en Afrique de l'Ouest milite pour des réglementations commerciales plus différentiées et flexibles.

 

Les enjeux de la production locale

Le riz est un aliment de base en Afrique de l'Ouest, particulièrement consommé dans les pays côtiers où la consommation (plus de 60 kg par personne et par an) est proche des niveaux d'Asie du Sud. La demande en riz est en outre en forte croissance, liée à la démographie et l'urbanisation.

Le potentiel de développement du secteur est considéré comme très important. Le riz est cultivé presque partout en Afrique de l'Ouest (Bricas et alii, 2009) mais plus particulièrement au Nigeria (qui concentre 2,4 des 5,5 millions d'hectares cultivés dans la région), en Guinée (près d'un million d'hectares), en Sierra Léone et au Mali (0,5 million d'hectares chacun). Ce potentiel est largement sous-exploité et la production locale reste insuffisante pour couvrir les besoins de consommation (Figures 1 et 2).

Basée sur divers systèmes de culture, la production se caractérise par des rendements très variables, allant de 1,02 tonne par hectare (t/ha) pour le riz pluvial de bas-fond à 4,19 t/ha pour le riz en irrigué. Globalement, les rendements restent cependant faibles dans la région : 1,9 t/ha en Afrique de l'Ouest comparé à  2,6 t/ha sur le continent africain (FAO, 2009). Les rendements du Sénégal et du Mali atteignent parfois ceux de la Thaïlande (3 t/ha) mais sur des surfaces très limitées. Par ailleurs, le développement de la filière riz se heurte à des problèmes de qualité (taux d'impureté) et de coûts de transformation élevés.

Les importations de riz ont ainsi considérablement augmenté en Afrique de l'Ouest : la région importe aujourd'hui 5,2 millions de tonnes de riz contre 1,7 au début des années 1990 ; elle ne couvre que 60 % de ses besoins (Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest – CSAO, 2011). En outre, le riz importé, en provenance principalement de Thaïlande et du Vietnam, est de façon croissante du riz de seconde qualité : les brisures représentent 40 % des importations. La consommation du sucre est en hausse constante en Afrique de l'Ouest (12,5 millions de tonnes en 2005), bien qu'il reste un produit relativement cher. La consommation concerne essentiellement le sucre “de bouche”, mais il existe de fortes potentialités pour la demande industrielle (notamment pour les boissons) et pour les agrocarburants.

La moitié de la consommation est importée et seulement 10 % de ces importations sont issus d'échanges intra-africains. La production de canne à sucre progresse peu depuis 25 ans : 4 millions de tonnes en 1980, 4,7 millions de tonnes au niveau de la CEDEAO au milieu des années 2000. L'essentiel de la production est assurée par trois pays : Côte d'Ivoire (40 %), Sénégal (32 %) et – en moindre mesure – Burkina Faso (15 %) (Faivre Dupaigre et alii, 2006).

 

Des réglementations commerciales peu efficaces

L'évolution des réglementations commerciales en Afrique de l'Ouest s'est traduite par une simplification et une diminution des tarifs douaniers (Encadré 1). Pour le secteur du riz, le tarif extérieur commun (TEC) mis en place dans la zone UEMOA 1 en 2000 est particulièrement peu protecteur : il est de 10 %. L'objectif à l'époque était d'assurer en priorité l'accès au riz des populations urbaines pauvres ; cela s'est fait aux dépens de la stimulation de la production locale. Les objectifs affichés de développement des productions locales et du commerce intrarégional ont alors été contredits par le TEC.

 

Evolution des réglementations commerciales agricoles en Afrique



S'il n'y a pas de réglementation commerciale à l'échelle du continent, quelques grandes inflexions communes à l'ensemble des pays africains ont vu le jour au cours des trois dernières décennies. Des programmes d'ajustement structurel voient le jour dans les années 1980 et 1990. Appliqués de manière uniforme, ils ont marqué une profonde rupture avec les orientations et les instruments de politique commerciale appliqués antérieurement : réduction du nombre de taux de droits et de leur niveau, démantèlement des monopoles publics d'importation, etc. Au début des années 2000, alors que les négociations commerciales commencent à s'enliser à l'OMC et que les bienfaits de la libéralisation se font attendre, une plus grande attention est accordée aux secteurs de production dits “sensibles” et à des mesures spécifiques de protection. Ces dernières années ont été marquées par l'accélération des processus d'intégration régionale. En Afrique de l'Ouest, un schéma de libéralisation des échanges au sein de la zone CEDEAO et l'instauration d'un tarif extérieur commun dans la zone UEMOA sont mis en place. En Afrique de l'Est, une union douanière de la communauté d'Afrique de l'Est est établie en 2009.

 

La mise en place de mesures de protection fortes n'est toutefois pas une garantie de développement de la production locale. La faiblesse du TEC de l'UEMOA a certes contribué à l'augmentation des importations de riz dans la région, mais rien ne permet de dire qu'un taux plus protecteur aurait suffi à développer la production. D'autres facteurs doivent être pris en compte : préférences des consommateurs2, contraintes d'offre, d'infrastructures, etc. Le cas du Nigeria, où des mesures d'interdiction des importations étaient en vigueur de 1985 à 1995 pour stimuler la production locale, en témoigne également : la production a sensiblement augmenté (de 1,4 millions de tonnes en 1985 à 2,9 millions de tonnes en 1995), mais il n'y a pas eu d'effets durables sur la maîtrise des importations, qui sont reparties à la hausse une fois les mesures levées. Faute de soutien à la production suffisant, ces mesures ont donc été globalement inefficaces – en particulier en ce qui concerne les problèmes liés à la qualité du riz local (Lançon and Benz, 2007).

Des mesures plus protectrices ont été mises en place pour le sucre. Le sucre de canne ou de betterave brut venant de pays tiers est taxé à 20 % dans le TEC de l'UEMOA. Des prix de référence, fixés sur la base des prix du marché de l'Union européenne, des États-Unis et sur le cours mondial, ont été définis. Par ailleurs, les entreprises dans le secteur jouissent souvent d'un monopole de production et interviennent dans le cadre de filières intégrées. Au Sénégal, seule la Compagnie sénégalaise du sucre (CSS) pouvait importer jusqu'à une date récente et la libéralisation a été en partie compensée par le système de péréquation pour éviter que le sucre importé ne soit pas moins cher que celui de la CSS. À noter aussi qu'en Côte d'Ivoire, le gouvernement a décidé de suspendre les importations de sucre de 2004 à 2006 pour faire face à une brusque montée des importations (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture – FAO, 2007).

Récemment, les flambées des cours mondiaux ont apporté une forme de “protection” des secteurs riz et sucre et on a pu observer une forte réactivité de la production locale. Concernant le riz, la plupart des pays ont affiché des objectifs ambitieux d'augmentation de la production et ont mis en place des programmes de relance de la filière : Initiative riz au Mali, Grande offensive agricole pour la nourriture et l'abondance (GOANA) au Sénégal, Programme d'urgence d'appui à la sécurité alimentaire (PUASA) au Bénin, etc. Les effets sur la croissance annuelle de la production sont bien visibles : le taux de croissance annuelle moyen des surfaces cultivées est passé à 3,8 % contre 2,2 % avant 2008, et celui de la production est passé de 3,7 % avant 2008 à 5,4 % aujourd'hui (CSAO, 2011). Au Sénégal par exemple, une deuxième culture de riz (riz de contre-saison) a été introduite, alors qu'on ne pensait pas que cela serait possible. Dans le secteur du sucre, les investissements affluent et les plantations s'étendent, dans le but de combler le déficit des marchés intérieurs mais aussi de développer l'exportation. Les investissements prévus par exemple au Mali ou au Sénégal visent des objectifs de production de sucre bien supérieurs aux déficits de production actuels. Cependant, la forte volatilité des cours mondiaux agricoles peut rapidement remettre en question la “protection” des secteurs de production locale et impose en conséquence de réviser les réglementations commerciales en Afrique de l'Ouest.

 

L'intérêt de réglementations commerciales plus différentiées

Dans la zone UEMOA, la réglementation commerciale traduit une orientation très libérale et une simplification à l'extrême du TEC : quatre taux de droits, des droits uniquement ad valorem, une taxe conjoncturelle à l'importation de 10 % pour quelques produits éligibles. Dans le même temps, la libre circulation des biens et des personnes à l'intérieur de l'UEMOA (comme de la CEDEAO3) peine à se concrétiser. Le commerce entre pays d'Afrique de l'Ouest demeure ainsi très limité, autour de 10 à 15 % (auxquels il faut toutefois ajouter les flux informels).

La comparaison avec d'autres zones d'intégration régionale montre que les réglementations commerciales communes sont souvent plus sophistiquées pour les produits agricoles sensibles. Dans la région Mercosur, la mise en place d'un TEC a conduit à diminuer les tarifs les plus élevés, qui n'excèdent pas aujourd'hui 20 % sur les produits agricoles, mais les pays de la région peuvent appliquer des tarifs supérieurs ou inférieurs, dérogatoires au TEC. En Europe, le tarif douanier s'appuie sur une large gamme d'instruments et permet une protection très fine et différentiée, suivant la sensibilité de chaque ligne tarifaire (Encadré 2).

 

La réglementation tarifaire européenne



La réglementation de l'Union européenne en matière de tarif douanier est particulièrement complexe pour les produits considérés comme très sensibles. Si les prélèvements variables ont été supprimés dans les années 1990 afin de mettre en conformité le régime d'importation avec les règles de l'OMC, l'Europe a mis en place une protection qui s'appuie sur des droits spécifiques en plus des droits ad valorem, des droits mixtes (combinaison ad valorem et spécifique), des contingents tarifaires et des calendriers d'importation. Pour certains produits (par exemple la tomate), la protection se traduit par un système de prix d'entrée d'une grande complexité : la taxation (ad valorem et spécifique) est modulée selon les périodes de l'année et en fonction du prix d'entrée des tomates importées, afin de garantir que ces tomates n'arrivent pas sur le marché européen à un prix trop faible.

 

Il est frappant par ailleurs de constater que le commerce intrarégional est bien plus élevé dans ces régions qu'en Afrique de l'Ouest : il représente 35 % du commerce dans la région Mercosur4 et 70 % en Europe. Les dernières évolutions de la réglementation commerciale ouest-africaine vont plutôt vers une différentiation de la protection. Au lieu de reprendre le TEC de l'UEMOA, la CEDEAO a introduit une cinquième bande tarifaire à 35 %. Cependant, la difficulté de finaliser le TEC, mais aussi d'appliquer la libre circulation des biens et des personnes, montre combien l'intégration régionale est un processus difficile à opérationnaliser pour stimuler les productions agricoles régionales face aux importations. Le riz et le sucre sont emblématiques de ces difficultés. Le riz est l'objet d'hésitations dans les discussions sur le TEC, entre le choix du soutien à la production compte tenu des potentialités de la région (position du Ghana en faveur d'un droit à 20 %), et le choix de l'accessibilité pour tous. Le sucre cristallise également les tensions. Deux États membres, le Nigeria et le Ghana, ont proposé que le sucre raffiné soit taxé à 20 % et le sucre brut à 10 %. Mais la majorité des États membres estime que les sucres bruts sont des produits finis et sont substituables au sucre raffiné. Une différenciation des taux pourrait encourager les détournements de destination et le passage d'une catégorie tarifaire à l'autre.

En dépit des difficultés du processus, l'intégration régionale en Afrique de l'Ouest peut aider à pérenniser des filières de production locale telles que le riz et le sucre face aux importations. Cela implique de revoir la réglementation commerciale commune, car on est sans doute allé trop loin dans la simplification et dans l'ouverture. Sans prôner une complexité qui dépasserait les capacités des administrations et prêterait le flanc à la fraude, il s'agit d'élargir la gamme des instruments utilisés et de disposer d'une protection plus fine, en adéquation avec les spécificités des secteurs.

La conformité de la réglementation commerciale avec les règles de l'OMC est, à court terme tout du moins, secondaire. À l'heure où les négociations sont au point mort et les exceptions aux règles générales de la libéralisation de plus en plus nombreuses, le principe d'une exception africaine est défendable. Sans qu'ils ne bénéficient d'une impunité à l'OMC, il s'agirait au moins de reconnaître à ces pays la possibilité de revoir leurs engagements, pris à une période où ils n'étaient pas encore indépendants. L'enjeu primordial est celui de la construction d'une réglementation commerciale qui, combinée à des mesures de soutiens à la production, puisse contribuer au développement du commerce intra-africain.

 

1 L'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) a pour objectif l'intégration économique de ses États membres (Bénin, Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo), à travers le renforcement de la compétitivité des activités économiques dans le cadre d'un marché ouvert et concurrentiel et d'un environnement juridique rationalisé et harmonisé.

2 Au Sénégal, les consommateurs préfèrent plutôt le riz brisé importé que le riz entier local. Mais la crise de 2008 a montré que lorsque le différentiel de prix s'inversait, ils se reportaient facilement sur le riz local.

3 La communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), organisation intergouvernementale créée en 1975, est la principale structure destinée à coordonner les actions des pays de la région.

4 Le Mercosur, né le 26 mars 1991, est la communauté économique qui regroupe plusieurs pays de l'Amérique du Sud (Pays membres permanents : Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay et Venezuela ;  pays associés : Bolivie, Chili, Pérou, Colombie, Équateur).

 

Références

Alpha, A., Beaujeu, R., Rolland, J-P., Coste, J., Diagne, D., Ogunkola, O., Baris, P., Broutin, C., 2008. Étude prospective sur les mesures de protection nécessaires pour le développement du secteur agricole en Afrique de l'Ouest, Gret, octobre. // Bricas, N., Thirion, M-C., Zoungrana, B., 2009. Bassins de production et de consommation des cultures vivrières en Afrique de l'Ouest et du Centre, AFD, CILSS, CIRAD, IFAD, novembre. // Club du Sahel et de l'Afrique de l'Ouest (CSAO/OCDE), 2011. Crise rizicole de 2008 : chocs et nouveaux enjeux, Enjeux ouest-africains n°2, juin. // Faivre Dupaigre, B., Baris, P., Liagre, L., 2006. Étude sur la compétitivité des filières agricoles dans l'espace UEMOA., Iram, mars. // FAO, 2007. Insights on rice, poultry and sugar imports into Côte d'Ivoire, FAO Brief on Import Surges, n°12, février.// Lançon, F. et Benz, H. D., 2007. Rice imports in West Africa: trade regimes and food policy formulation, Poster prepared for presentation at the 106th seminar of the EAAE, 25-27 octobre.